Patrick Cargnelutti

Maxime n’est pas dupe, Marchenot se moque de lui. Il est impensable que personne ne se soit aperçu avant de ce qu’il a découvert. Les documents qu’il a consultés n’étaient même pas maquillés, nul ne s’en était donné la peine. L’ingénieur a passé des heures à fouiller, titillé par un doute lorsqu’il a vu la disparité entre le cubage exporté par MMK et ce qu’il a estimé. Une fraude à grande échelle ne pouvait être le fait d’un subalterne, Charles savait forcément ce qui se passait.
Déjà, avant son départ pour le Gabon et le Congo, des rapports d’ONG lui avaient appris que 90 % du bois exotique déchargé en France est illégal et que ce matériau est l’objet d’un trafic démentiel sous l’œil indifférent des autorités. Tout le monde triche, pourquoi se priver ? Faux certificats, numéro de grume falsifiés, coupes non autorisées, arbres abattus sous la hauteur réglementaire de 1,3 m au-dessus du sol, on en passe et des meilleures. Ça, il s’y attendait, mais pas au travail des enfants, à la misère terrible, aux mauvais traitements. Jamais il ne serait complice de cela.

« Au préalable, avant d’exposer mes ambitions pour la France, je vous dois une confidence : nous avons un ennemi commun, vous et moi. Nous devrons unir nos forces pour en venir à bout. Il est protéiforme, multiple, imprévisible, désincarné, jamais il ne sollicitera vos suffrages, jamais il n’agit à visage découvert : il en est dépourvu. Cet ennemi, c’est le monde financier. Implacablement, en deux décennies, il s’est imposé partout, a infiltré toutes les strates et composantes de notre société, chaque foyer, chaque parcelle de notre communauté et de nos existences. Hors de tout contrôle, à la vitesse de la lumière, des masses faramineuses d’argent filent d’une place financière à une autre, manipulent des États, déstabilisent des nations ».
Germain Moullande
Discours de campagne
Orly, janvier 2012

« Une dernière chose, annonce Charles à la fin de leurs préparatifs. Il te faut un pseudo de guerre, quelque chose qui frappe la population superstitieuse de la région. Choisis un nom qui inspire la terreur, la partie sera presque gagnée. Quelques punitions ou brimades pour les fortes têtes feront le reste de ta renommée et assureront ta tranquillité. »
Cyrille contemple le Walther PPK aux reflets argentés que vient de lui confier son patron. Il soupèse le pistolet, le trouve particulièrement léger. Un flingue de chef qui brillera sous le soleil, qui sera son emblème…
« Quand vous m’avez ramassé dans le caniveau de Kisangani, vous m’avez dit que j’allais sans doute me faire dévorer par des hyènes, à deux ou quatre pattes, si je restais allongé là plus longtemps. J’étais loin d’être clair, mais ça m’est resté. Je choisis la Hyène, ce sera mon identité, le symbole que je ferai dessiner partout où j’aurai autorité.
— Parfait ! À partir de demain, tu es responsable des activités secrètes de MMK à l’ouest du Kimbavu ! Félicitations ! J’ai un gars à moi sur place, il se nomme Makisi, je vais le prévenir de ton arrivée.

Avec douceur, d'un mouvement précis et lent, la lame glisse sans laisser de trace sur la peau noire et tendre du cou de l'enfant inconscient. Parti de sous le lobe de l'oreille droite, le fil acéré suit le trajet pulsatile de la carotide, frôle la gorge offerte sans s'y attarder, remonte enfin jusqu'en haut du maxillaire gauche."

Tout se paye, sauf le malheur, c'est pour cela qu'on le trouve sans peine partout.

Marchenot explique ensuite le véritable objet de sa visite. Assis à même la terre, à l’ombre, il raconte à Cyrille le revirement d’alliance de la France et sa volonté de pousser Mukwenge vers le sommet. Cette révélation laisse le milicien de marbre. Les stratégies biscornues d e son pays d’origine, il n’en a cure. Pour lui, le Premier ministre du Kimbavu ou le gouverneur, c’est du pareil au même, des profiteurs qui ne valent pas la corde pour les pendre. S’il estime un homme politique ici, c’est Gomongo. Non pas qu’il souscrive à ses thèses, loin de là, mais il combat les armes à la main au milieu de ses troupes et montre un courage rare dans les batailles. Varennes a pu s’en rendre compte au cours des quelques affrontements, sans grande envergure, entre sa horde et les partisans de Bienvenu.
Pourtant le vieux a raison, son destin est lié à ce pays, il va devoir trouver des amitiés, et vendre son savoir-faire.

« De récentes révélations m’ont démontré que le président de MMK se devait de se rendre régulièrement en Afrique afin de surveiller ce qu’il se passe sur ses exploitations. J’en ai longuement discuté avec Mathilde et nous sommes tombés d’accord pour que je te propose de me succéder au poste de président-directeur général de MMK. »
Stupeur chez le gendre qui ne s’attendait pas du tout à ce genre d’annonce. Mathilde pose sa main sur la sienne, dépose un baiser sur sa joue.
« Accepte, mon chéri », lui souffle-t-elle au creux de l’oreille.

Sardane, c’est connu, il en faut peu pour lui faire perdre ses nerfs. Présenté par ses amis comme combatif et énergique, il n’est que teigneux, et plus difficile à manier que de la nitro par ceux qui le côtoient au quotidien.
Son rêve n’est plus un secret pour personne : suivre les traces d’un ancien président de la Ve République, ayant à peu près les mêmes caractéristiques psychologiques. Passer du poste de ministre de l’Intérieur à celui de Premier ministre pour finir par emporter le pactole. Gravir l’ultime marche. Ce désir puissant paraît de moins en moins réaliste pour les observateurs politiques. Sa cote de popularité est au plus bas, celle du président Moullande bien pire encore.

Un peu à l’écart, les femmes et les enfants écarquillent de grands yeux effrayés, sans partir pour autant se réfugier dans leur lit. Ici, les contes cruels se vivent au jour le jour, pas dans des livres, et ces petits-là habitent pour de vrai au milieu des loups.
La Hyène frissonne de plaisir. C’est là qu’est sa vie, pas dans les faubourgs d’une grande ville, où il ne sera rien ni personne. Plus que jamais, Varennes a la certitude que jamais il ne quittera la jungle du Kimbavu. Pas vivant en tout cas.

Le compte à rebours est entamé, plus que cinq secondes et la bataille s’engagera. La consigne tacite est immuable : pas de quartier ! Aucun membre de l’escouade qui s’avance ne regagnera la ville ce soir. Il en est toujours ainsi, nul besoin de donner des ordres en ce sens. Sa horde aime le sang, elle n’hésite jamais à le répandre lorsque l’occasion lui en est donnée. Pourquoi la refréner ? Voilà ce qui les soude avant tout.

La France tente de s’acoquiner avec Mukwenge, le Premier ministre actuel, trop proche du tyran, étant difficile à présenter à la communauté internationale comme le renouveau démocratique. Encore qu’on ait vu pire.
La succession prochaine du dictateur, aujourd’hui très âgé, ne se passera sans doute pas dans le calme et chacun des deux prétendants fourbit ses armes en attendant d’en découdre. Komkoï est, de plus, opposé à toute ouverture véritable. Moins intransigeant que Dembéla, mais bien trop encore de l’avis des diplomates qui l’ont approché. Mukwenge est francophile, il n’aime pas les Chinois et déteste les Anglais et tous ceux qui parlent leur langue. Que des qualités en quelque sorte. Aussi féroce que son concurrent, il a su toutefois garder les mains à peu près propres, du moins ne s’est-il pas fait prendre les doigts dans le pot de confiture sanglant, ce qui en fait un allié idéal.
Quant aux Naasimbés, leur sort est réglé : tant que le régime se maintiendra, ils seront des parias.

Toi, c’est Qui ose gagne autour du glaive, moi, c’est Être et durer avec un parachute. Ça m’aurait fait mal de m’éloigner sans savoir ce que faisait un type des forces spéciales, la gueule en sang, sur le trottoir d’un bidonville de Kisangani.
- Merci, mon adjudant. »
L’aubaine. Finalement sa journée n’aura pas été aussi dégueulasse que prévu, il va pouvoir se refaire. Ce type pue le pognon. Tout le monde, de toute façon, sent plus le fric que lui. Même les pouilleux de parieurs et les clients des putes. Lui, il est à sec, ratiboisé. S’il doit buter ce Marchenot pour se sortir d’affaire, il le fera sans état d’âme.
Solidarité du soldat, mon cul ! L’armée veut me foutre en taule.

"La panique est le meilleur des terreaux pour les menteurs de toutes sortes."