Citations de Paula Porroni (21)
Le wagon sent le poulet frit et les vêtements qui ont pris la pluie. Il sent l'Angleterre.
Le savoir ne prend pas de place.
e sais très bien qu'il n'y a plus de place en moi pour la peur. Ni pour la faiblesse. Parce que c'est ma dernière chance de grandir et de me réaliser avant qu'il ne soit définitivement trop tard.
C'est parce que je manque de volonté et de discipline que j'échoue.
Je me promets que demain, après-demain au plus tard, je vais me préparer. Retourner à mes notes. Sans faute. Même s'il n'y a pas de bureau ni de chaise, je vais me remettre au travail. Je n'aurais jamais dû entreprendre ce voyage avec Anna. Surtout si près du doctorat. J'aurais dû rester à Londres, à lire, travailler, faire des résumés. À les corriger. Le bétail ne doit pas sortir de l'enclos. Je vais retourner à mes notes sur la nature morte. Et m'y tenir.
Car un père peut avoir de grands projets pour sa fille. Un lycée anglais. la meilleure université. Lui, le père, qui n'était pas parvenu à achever ses études de médecine. Il est ambitieux. Il a conçu de grandes espérances. Des rêves. Peut-être parce que l'avenir de sa fille lui appartient. C'est sa propriété.
Un autre jour, je relis les notes, mes commentaires, et je constate leur faiblesse. C'est incroyable. Au fil de la lecture, je sens une pression au cou, des doigts qui me serrent la gorge. Grosse déception. Ces notes sont une grosse déception. Les notes d'une étudiante ordinaire et non d'une qui sort d'une institution d'excellence.
Les maths me plongent dans le sommeil. Parfois dans une fatigue extrême. Et dans la haine. Une haine brûlante. Alors je pense que je veux mourir.
Et, si j'avais pu, j'aurais laissé la nouvelle langue ronger l'ancienne. Comme un acide. Je l'aurais laissée la remplacer entièrement. Je ne résiste pas. Une fille abandonne sa mère, son père mort. À dix-huit ans, elle peut recommencer.
Une langue n'est qu'une longue chanson. Il suffit d'étudier la musique et les paroles.
Sur Internet, j'épluche les annonces classées des journaux. J'ouvre les descriptions de postes dans les musées, galeries et revues. Quand je ne trouve rien, j'écris espagnol, art et Amérique du Sud dans le moteur de recherche. Il n'y a que des annonces destinées à des professeurs d'espagnol, que j'écarte immédiatement. Enseigner les langues est humiliant. C'est ce que font les gens sans bagage. Ceux qui n'ont ni talent ni formation. Maman les appelle les gens qui n'ont pas de chance. Je vais sur la page de mon université et clique sur l'onglet dédié aux jeunes diplômés. J'examine les postes concernant le premier niveau et trouve une longue liste de stages dans des galeries et des salles de ventes. Aucun n'est rémunéré. En relisant les descriptions, je sens le poison refluer en moi, et je pense que je donnerais n'importe quoi pour avoir de nouveau vingt-trois, vingt-quatre ans, et pouvoir ainsi me présenter à ce genre de job. Parce que, aujourd'hui, jamais les directeurs de galerie et de musée ne me sélectionneraient.
Dans le vide règne la liberté. Les professeurs se suicidaient eux aussi. Et les bibliothécaires. Les étudiants, s’ils ne se jetaient pas par la fenêtre, se pendaient avec les draps du college. Ils utilisaient parfois les écharpes de couleur que l’on trouve dans les commerces de l’université. Les professeurs, en revanche, se tiraient une balle, déjà vieux, ou se jetaient sous un train.
On ne choisit pas son don. Personne ne choisit son talent. On accepte son sort et on en remercie Dieu.
Comme une étoile, elle a mille pointes de lumière. Je retire l’épingle, je m’effondre. Je n’ai plus de force. La blessure palpite, brûle. L’air appuie sur ses contours. Puis je m’arrête et je passe un tee-shirt lâche. La blessure ne doit pas s’infecter, sinon ça se terminerait à l’hôpital. Je range mes vêtements, mes chaussures. J’étale la couverture sur le lit. Pendant ce temps, je suis ouverte, attentive à la douleur, dans toute son étendue, au-delà des distractions et de la pensée.
Les mots se brisent. Les lettres avancent au premier plan, se remplissent de crêtes et de crochets. Comme des hiéroglyphes. Je pense que les rimes pourraient peut-être relier les mots, mais ces lettres n’en comportent pas. Il s’agit d’une pensée comique, conçue par mon esprit dans le but de m’annihiler. Je regarde le clavier sale, couvert de miettes. Je ferme les poings, les serre et me frappe les cuisses avec force. J’ouvre les mains. Je ferme les poings. Je recommence à me frapper. Et la douleur se répand, elle palpite dans son centre un instant et se dessèche.
J’apprends la langue très facilement. Une langue n’est qu’une longue chanson. Il suffit d’étudier la musique et les paroles. De supprimer les erreurs. J’imite d’abord la prof, puis Anna. Et, si j’avais pu, j’aurais laissé la nouvelle langue ronger l’ancienne. Comme un acide. Je l’aurais laissée la remplacer entièrement. Je ne résiste pas. Une fille abandonne sa mère, son père mort. À dix-huit ans, elle peut recommencer.
J’ai choisi ce pays presque au hasard. Je n’en connais pas grand-chose à part la langue et un peu la musique. Dans une localité du Sud, un ami de papa délire dans un hôpital psychiatrique. Papa est mort depuis presque trois ans. J’insiste, je persuade maman que je dois perfectionner mon anglais. L’anglais du lycée n’est pas mauvais, mais il n’est pas bon non plus. Et sans un bon niveau en langue, personne ne trouve de travail de nos jours.
Enseigner les langues est humiliant. C’est ce que font les gens sans bagage. Ceux qui n’ont ni talent ni formation. Maman les appelle les gens qui n’ont pas de chance. Je vais sur la page de mon université et clique sur l’onglet dédié aux jeunes diplômés.
Courir exerce ce corps qui n’a pas encore triomphé. Je redessine mes cuisses maigres et flasques. Je ranime mes mains sillonnées de veines. Froides, à cause de ma mauvaise circulation.
Ils arrivent avec de lourdes valises. Autour du cou, ils portent les écharpes de leurs différents colleges. On reconnaît facilement les nouveaux. Âgés de dix-huit ans, ils ont le visage plus rond, les pupilles dilatées par la peur. Ils se sont procuré les sweat-shirts à écusson de l’université. Le lion rampant avec sa crinière de feu. La nuit, ces mêmes étudiants représentent la plus grande des menaces. Ils sentent la solitude, le vide. Il faut les éviter, ne pas croiser leur regard. En groupes, parfois déguisés, ils entrent et sortent des différents pubs. L’un après l’autre.