Pierre Schreiber

Léna releva la tête. Elle avait peur. Une peur semblable à celle que l’on éprouve lorsqu’on se souvient de façon fulgurante qu’on a quitté la maison en laissant le gaz allumé.

On ne pouvait pas connaître la vérité sur chaque mort, elle avait appris à l'admettre. Accepter de ne pas savoir, n'était-ce pas le début de la sagesse ?

Je me demandai ce que « beaucoup parler » signifiait pour un homme comme mon père. À l’évidence, il avait pris ce jeune garçon des cités sous son aile et il lui apprenait les rudiments de l’horlogerie. Je ne pus m’empêcher de ressentir un pincement à l’idée que mon père préférait instruire un délinquant de banlieue, plutôt que de passer du temps avec moi. Puis je me souvins que notre éloignement était principalement de mon fait.

Léna perçut une grande agitation à l’avant de l’appareil. Assise en business class, elle vit la chef de cabine principale entrer puis ressortir précipitamment du poste de pilotage.

Léna ! Son amoureuse depuis trois ans. Enfin… son amoureuse… il ne savait plus sur quel pied danser, à vrai dire : elle avait décidé de s’offrir une semaine de vacances à l’Île Maurice. Seule, soi-disant. Mais Axel n’était pas dupe : qu’elle ait eu besoin de s’envoler sans lui vers ce paradis de l’océan Indien n’était pas bon signe. Ils en discuteraient dans quelques heures.

« Axel fut tiré de son sommeil par la sonnerie du téléphone. Il jeta machinalement un coup d’œil aux diodes du radioréveil… 2h50… A l’évidence, il était beaucoup trop tôt pour se réveiller.
Pilote de ligne, il était habitué à se lever d’un bond, lorsqu’à New York, Bangkok ou Dubaï, le réveil sonnait trois heures précisément avant le décollage. Cette nuit-là, pourtant, aucun vol n’était prévu.
Il soupira et se saisit de l’iPhone… »

Ce qui est bien avec les femmes du Sud, c’est qu’il n’est pas utile de poser de questions pour obtenir des réponses. Alicia était une sympathique bavarde, doublée d’une admiratrice sans bornes de mon père. Je pouvais compter sur elle pour me tenir informée de tous ses faits et gestes. Du moins lorsqu’il était chez lui.

Les pilotes sont de grands enfants. Ils effectuent des missions on ne peut plus sérieuses, avec des jouets à cent millions dont ils ne peuvent plus se passer, une fois qu’ils y ont goûté, commenta-t-il au moment du dessert.

Mon père est un drôle de bonhomme, tu sais, je ne voudrais pas qu’il apprenne que sa fille fouille dans son passé. De toute façon, il faudra bien qu’on aborde le sujet un jour ou l’autre. Je ne t’ai pas encore dit que mon patron, le colonel Roque qui dirige la SR, a connu mon père à cette époque. Je crois qu’ils sont brouillés et ça me vaut parfois des réflexions acerbes de la part de mon chef.

Je me maquillai légèrement en appliquant un trait d’eye-liner et un peu de blush sur les joues. Pas de vernis à ongles ni de rouge à lèvres : personne ne s’attendait à ce qu’une enquêtrice ressemblât à une poupée Barbie. Je me regardai dans le miroir et me trouvai « Ok ». Loin d’un mannequin en tenue de gala, mais suffisamment féminine pour que Thomas remarque que j’avais fait des efforts.

La grossièreté ne rendait service à aucune cause, et du reste, elle ne sut dire si l’artiste était d’extrême droite ou d’extrême gauche. En tout état de cause, elle ne pensait pas qu’il eut pu vouloir s’en prendre physiquement à Patrick Benattar, l’idole d’une bourgeoisie policée qu’il haïssait. Les mots étaient l’arme qu’il s’était choisie. Pas les pistolets rafaleurs.

Toutes les montres de luxe sont enregistrées. On détectait le recel et on remerciait ces personnes, en prétendant qu’on ne commercialisait pas les bijoux de seconde main. Récemment, la demande pour les montres de marques a explosé. D’un coup, ces petits objets qui tiennent dans une poche sont devenus le signe extérieur indispensable de ceux qui pensent avoir réussi. Les gangs de détrousseurs d’amateurs d’horlogerie se sont multipliés et il a fallu trouver un moyen de les écouler. Or, crois-moi ou pas, mais la clientèle pour des montres de luxe à moitié prix n’est pas si importante que ça, en France. C’est là qu’un autre genre de délinquants a eu une idée…

Remonter la filière du trafic de montres leur permettrait sans doute de trouver d’autres personnes impliquées dans l’assassinat. Pour autant, Roxane était persuadée que la méthode était typique d’une exécution sur commande. Au fond, elle pensait que quelqu’un avait ordonné l’assassinat de Benattar, et que le vol de la montre n’était qu’un écran de fumée.

Farid adorait ce pays : les traditions musulmanes étaient respectées, mais l’on pouvait tout de même profiter des plaisirs de la vie, quelle que soit sa religion. Les premières fois, il y était allé en bande, avec des amis de son quartier. Cette fois, il voyageait seul.

Comme tout le monde, j’avais vu des reportages à la télé sur la vie des stars. Certains journalistes en avaient fait leur fonds de commerce. Montrer aux gens qui peinaient à boucler leurs fins de mois comment vivaient les riches me semblait un peu indécent. Les médias s’abritaient derrière une justification bancale : il était de leur devoir de montrer que tout le monde pouvait réussir dans notre pays — les stars du sport ou les chanteurs étaient souvent issus de milieux modestes —.En réalité, cela témoignait de la volonté de ces reporters branchés de prouver qu’ils appartenaient à cette caste privilégiée.

Patrick faisait l’unanimité auprès du public, alors ça suscite forcément de la jalousie de la part de ceux qui ont une carrière moins brillante. Mais de là à s’en prendre à lui, non, je ne pense pas. C’était un homme fidèle : il était sous contrat avec la même maison de disques depuis le début. Son agent aussi est le même depuis trente ans. Un ami d’enfance à qui il a confié ses intérêts et qu’il a d’ailleurs rendu riche.

Elle aurait bien récompensé l’horloger en lui offrant quelques sessions de sexe volcanique et débridé, mais pour une raison qu’elle ne comprenait pas, Morgan ne saisissait jamais les occasions qu’elle s’ingéniait pourtant à lui proposer de façon explicite.

Remettre les pendules à l’heure, même brutalement, était nécessaire pour qu’il ne devienne pas fou. En revanche, transmettre aux autres donnait un sens à sa vie. Ça l’apaisait.

La jeune femme était toujours habillée de façon aguicheuse, sans outrances, mais avec juste ce qu’il fallait de décolleté pour laisser entrevoir sa poitrine ferme. Morgan s’était surpris plusieurs fois à glisser son regard plus longtemps que nécessaire, mais il n’était jamais allé plus loin.

Morgan ne regardait jamais les informations et il ne surfait pas non plus sur Internet. Tout ce qu’il savait lui venait de la lecture de livres soigneusement choisis dans une librairie traditionnelle du Vieux-Port. Quant à ce que les gens appelaient l’actualité, il considérait qu’elle n’était composée que d’événements futiles sans aucune incidence sur la marche du monde. Il constituait son opinion sur les choses uniquement lorsque l’excitation était retombée et qu’un ou deux chercheurs avaient rédigé un essai complet et documenté.