“Heureusement Tianjian était beau parleur ; chaque fois que Manqian ne trouvait plus ses mots, il posait quelques questions anodines, comme pour construire un pont flottant sur la fissure de silence qui s'élargissait sans cesse de nouveau, afin que le fils de la conversation pût se renouer.”
A l’étranger, l’importance du succès d’un livre dépend du goût des classes aisées. Toutefois chez nous, en Chine, pays digne du nom de « vénérable patrie du livre et de la poésie », ce n’est pas la richesse qui décide : on prend pour critère d’évaluation d’une œuvre le niveau culturel et le goût des écoliers. Car seuls ceux-ci acceptent de faire une dépense pour acheter des livres nouveaux et pour s’abonner à de nouvelles revues, ces grands gamins ayant une tête pensante, mais vide toute pensée. Ils sont avides de conférences ; ils se laissent aller facilement à idolâtrer les grands hommes ; ils sont emplis d’une mélancolie digne du jeune Werther, quoique cette « souffrance » soit chez eux bien édulcorée.
Quant aux grands étudiants, ils écrivent déjà depuis longtemps leurs propres livres, en caressant l’espoir de les vendre un jour. Les professeurs d’université, eux, n’écrivent plus de livres et ne rédigent que des préfaces pour les œuvres d’autrui, attendant qu’on leur offre celles-ci en récompense. Ceux d’un rang encore plus élevé dédaignent même de rédiger des préfaces et ne font que calligraphier le titre ou l’épigraphe des ouvrages d’autrui. Bien entendu, on ne manque pas de leur faire respectueusement hommage de ceux-ci ! (pp. 82-83)
"[...] Vous qui avez consommé beaucoup d'encre dans votre vie, je devrais en principe vous réincarner en seiche cracheuse d'encre... Mais comme vous avez gaspillé pas mal de papier, il faudrait vous réincarner en mouton afin que vous serviez de matière première aux parchemins. En tant qu'écrivain, vous avez dû aussi user d'innombrables poils de pinceaux, alors je dois vous changer en lapin, en rat ou encore en mouton. Dommage que vous ayez été un écrivain moderne, le pinceau dans vos doigts ressemblant aux baguettes chinoises dans les doigts d'un étranger! Vous utilisez plutôt des becs de plume en acier ou des pointes de stylo en platine. Mais je ne sais pas de quels animaux proviennent ces deux métaux." (Folio - p.109-110).
Chez nous, lors d'un deuil, on porte des habits blancs, tandis que chez eux on s'habille en noir. Donc, si leurs fonctionnaires intègres portent une perruque blanche, les nôtres, en signe d'équité, doivent laisser pousser sous leur mâchoire inférieure une barbe noire. Ainsi seront satisfaits, sans préjudice pour les catégories qu'ils ont établies, ceux qui aiment à opposer les civilisations orientales et occidentales.
Car le temps s'écoule en fragments et en miettes : Tianjian parti, les minutes et les secondes s'étaient brisées et pulvérisées comme grains de riz, innombrables et interminables à ramasser et à compter, et qu'aucun fil ne pouvait rassembler.
En cet instant, il se rendit compte avec émotion de la force et du poids de ses œuvres, et regretta de n'avoir pas eu assez de retenue auparavant, en écrivant moins de pages, économisant ainsi des dizaines de milliers de caractères. C'est avec douleur qu'il vit défiler son œuvre qui lui meurtrissait le corps de toutes parts. Couverts de contusions, il était ballotté dans ce gouffre obscur et sans fond, entraîné par le tourbillon de cette tempête de livres. De plus en plus affolé, il se dit : "Si ça continue, ne vais-je pas tomber jusqu'au fond, traverser le noyau de la terre et arriver aux antipodes ? ..."
– Sous le ciel, il n’y a pas de hasard. Ce dernier n’est que la nécessité travestie et masquée. Tous les hommes sans exception, après leur mort, tombent chez nous, chacun à sa manière. Mais ces diverses façons suivent toutes la même loi inflexible : recevoir la monnaie de sa propre pièce, et tomber dans son propre piège… C’est selon ce qu’on a fait de son vivant que survient après la mort un événement qui vous remet à la place prédestinée. Comme vous êtes écrivain, ce sont donc vos livres qui ont creusé le sol et vous ont entraîné ici dans leur chute.
(…)
– Alors, à quelle épreuve voulez-vous me soumettre ?
– Ça, je suis en train de réfléchir… Vous qui avez consommé beaucoup d’encre dans votre vie, je devrais en principe vous réincarner en seiche cracheuse d’encre… Mais comme vous avez gaspillé pas mal de papier, il faudrait vous réincarner en mouton afin que vous serviez de matière première aux parchemins. En tant qu’écrivain, vous avez dû aussi user d’innombrables poils de pinceaux, alors je dois vous changer en lapin, en rat ou encore en mouton. (pp. 109-110)
"Bien que cette ville soit enveloppée par des cirques de montagnes altières, le printemps y entre sans entraves comme les attaques aériennes des avions ennemis. Il arrive même plus tôt qu'ailleurs. Malheureusement cette région d'altitude n'est propice ni aux fleurs luxuriantes ni aux saules touffus. A son arrivée, le printemps ne trouve guère d'endroit où se nicher." (Folio - p.11)
Mais ils se sentaient toujours plein de confiance, rassurés l'un par l'autre, sans avoir jamais connu le soupçon invisible, le malentendu intentionné, ainsi que d'autres tourments raffinés et sophistiqués, ni avoir jamais eu d'incidents blessants ou acerbes : leur vie gardait toujours un goût de thé limpide... qui cependant à chaque infusion devenait plus clair et plus insipide.
Ne dit-on pas que notre pays, notre peuple, nos moeurs et notre psychologie sont le contraire de ceux des Occidentaux ? (...) Chez eux, les hommes font leur cour avant le mariage, à genoux aux pieds des dames ; chez nous, c'est après le mariage que les hommes se jettent à genoux par crainte de leur épouses...