Volte-face et malaises de
Rafaele Germain
CHAPITRE 1
Ça n'allait pas bien. Il n'y avait plus de jus dans le frigo, toutes les oranges avaient été pressées, et par les grandes fenêtres de l'appartement, je pouvais voir de mauvaises giboulées de neige qui reflétaient parfaitement mon état intérieur. Pas question de sortir. Il n'avait d'ailleurs pas été question de sortir pendant presque dix jours, depuis que Florian m'avait annoncé qu'il me laissait pour une autre femme. Il avait quitté l'appartement, son appartement, où je vivais avec lui depuis quatre ans déjà, en me disant qu'il ne voulait surtout pas me bousculer et que je pouvais prendre le temps que je voulais pour partir. Brave type.
Mais il n'y avait plus de jus et il me fallait quelque chose pour allonger ce qui restait de la bouteille de vodka que Catherine m'avait charitablement apportée quatre jours plus tôt et qui avait été consommée dans un marathon d'apitoiement sur moi-même et de délectation morose. J'avais donc eu la brillante idée d'ajouter à la vodka un restant de sorbet à la mûre qui traînait dans le congélateur depuis des lustres. Le sorbet, c'est un peu comme du jus congelé, non ? m'étais-je dit dans un pathétique élan de justification. Sauf que la durée du séjour du sorbet en question dans le congélo et son contenant moyennement hermétique lui avaient donné un solide arrière-goût qui venait distinctement du paquet de crevettes voisin. Ma vodkamûre- crevette me navrait jusqu'aux larmes, mais je la buvais tout de même avec diligence, comme un enfant malade avale son sirop Buckley's. Non, vraiment, ça n'allait pas bien.
Florian était parti. C'était un fait accompli, qui avait eu lieu à 20 h 17 précises le mardi de la semaine précédente mais qui, me semblait-il, ne cessait d'arriver depuis.
À 4 h 42 du matin, alors que je me réveillais dans la nuit et que pendant quelques secondes suspendues je retrouvais la tendre innocence des semaines d'avant, jusqu'à ce que celle-ci vienne se fracasser contre l'absence de Florian à mes côtés.
À 11 h 31, quand je me traînais péniblement hors du lit et que j'éprouvais un véritable vertige en réalisant que l'homme qui partageait ma vie depuis bientôt six ans était parti pour ne jamais revenir.
À 14 h 03, alors que j'appelais Catherine en larmes pour lui répéter la dernière conversation que j'avais eue avec Florian ¿ conversation qu'elle connaissait déjà par coeur puisque je la lui redisais dans son entièreté au moins une fois par jour, dans l'espoir ridicule qu'une de nous deux y découvre soudain l'antidote à mon malheur (« Quand il a dit ¿mais¿, il a vraiment dit ¿mais¿, mais il avait l'air de dire ¿et¿... qu'est-ce que tu penses que ça veut dire ? »).
Vers 16 heures, lorsque l'ivresse des premiers verres de vodka-pamplemousse (il y avait encore du jus dans le frigo à cette glorieuse époque) se faisait sentir et que pendant un bref moment je parvenais à me convaincre que c'était mieux ainsi, pour m'effondrer en larmes quelques minutes plus tard.
À 19 h 24, alors que dans un cercle vicieux totalement absurde le simple son de mes sanglots suffisait à me faire sangloter de plus belle.
Autour de 21 heures, heure à laquelle Catherine tentait de me faire avaler quelque chose avant de retourner chez elle, non sans avoir pris soin de nourrir mes deux chats qui étaient devenus de véritables petits mouchoirs ambulants tellement je pleurais sur eux.
À 23 h 58, alors que le générique d'un épisode de Grey's Anatomy me laissait dans un bain de larmes qui n'avait rien à voir avec la mort tragique d'un petit garçon qui avait courageusement combattu un cancer rarissime mais plutôt avec le fait que, pendant un instant, j'avais littéralement envié le petit garçon courageux, ajoutant à mon désespoir de femme délaissée un sincère dégoût de moi-même qui était aussi désolant que prévisible.
...
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