Un retour dans le débarras - Raymond Federman .
Séquence réalisée en 2002 pour l'émission "Mic Mac" sur Arte, à l'occasion de la nouvelle édition de "La Voix dans le débarras" parue aux Impressions Nouvelles et de la publication de "Chut !" aux éditions Leo Scheer Raymond Federman avait accepté de retourner avec Benoît Peeters à Montrouge, dans la maison de son enfance, où toute sa famille fut arrêtée lors de la Rafle du Vel d'Hiv http://www.lesimpressionsnouvelles.com/catalogue/voix-dans-le-debarras/
Je ne fais aucune distinction entre ce qui m'est vraiment arrivé dans la vie et ce que je me suis imaginé m'être arrivé.
"Ce n'est pas la mort qui nous effraie, c'est la peur de la mort."
"Ce n'est
pas
la mort
qui nous effraie
c'est
la peur
de
la mort"
(poème "La peur")
Savez-vous pourquoi les gens ont peur de regarder leurs cicatrices? Et encore plus, peur de les toucher? C'est parce que c'est l'endroit de notre corps où notre âme s'est débattue pour sortir, mais on l'a repoussée dedans et recousu la fente où elle avait essayé de s'échapper.
D'après Nietzsche, il existe beaucoup plus de langages que d'auditeurs. Si bien que l'homme ne fait pour ainsi dire que bavarder dans le vide quand il se répand en confessions et finit par gaspiller ses "vérités", comme le soleil sa lumière. Comme Nietzsche, on peut regretter que le vide n'ait pas d'oreilles. C'est sans doute pour cela que je m'invente des doubles ou des triples, pour que quelqu'un écoute mes histoires.
personne
n’était
en
mesure
de
se
souvenir
du
dernier
soubresaut
de
la
queue
personne
n’était
en
mesure
de
dire
où
la
queue
menait
mais
de
toute
manière
les
gens
attendaient
leur
tour
calmement
patiemment
il
régnait
une
constante
bonne
humeur
dans
la
queue
à
laquelle
se
joignaient
de
plus
en
plus
de
gens
Peut-être que le foetus recroquevillé dans ce placard aurait dû y rester à palpiter dans le noir pour toujours afin de contourner la mortalité. Et pourtant, il fallait que ce foetus émerge de son berceau-tombeau, sinon il n'aurait jamais appris l'énergie qui vient du désespoir et l'ingénuité qu'engendre la nécessité.

Ah s'il m'a fait souffrir mon nez depuis le moment sublime et mystérieux dans le ventre de ma mère quand il a été dessiné par sa respiration.
Ah si on l'a insulté mon nez. S'il en a pris des coups dans le nez mon nez, des coups directs et des coups indirects.
Tout le monde me dit que mon nez est de travers. Qu'il est tordu. Moi quand je regarde mon nez dans le miroir je le vois tout droit. Bon j'admets qu'il est grand mon nez, mais ça c'est inévitable. C'est historique. Même ma mère n'y pouvait rien. C'était pré-déterminé par des siècles et des siècles d'insultes, de souffrances et d'humiliations, que ma race a dû se prendre dans le nez. Un nez Juif, c'est une tragédie.
Il se peut cependant que mon nez est grand et tordu comme ça afin de protéger le reste de mon corps. C'est lui mon nez qui souffre pour moi. C'est lui qui prend tout dans le nez. Mais lui mon nez eh bien il s'en fout qu'on l'insulte en l'appelant toutes sortes de noms dérogatoires comme Pif ou Blair ou Piment ou Tarin ou Tarbouif ou Bourrin ou Schnaze ou même Pifomètre. Ou tout ce qu'on veut.
Mon nez il est costaud, he can take it. Mon nez, pour moi, c'est un monument topologique à la mémoire de ceux qui sont morts à cause de leur nez.
J'aimerais pouvoir en dire plus sur mes soeurs, mais c'est tout ce qui me reste d'elles. Cette photo, et ce jour qui nous a tellement marqués.
Eh bien moi je leur dirai, vous vous gourez, c'est de la fiction pure que je vous raconte, parce que toute mon enfance, je l'ai complètement oubliée. Elle a été bloquée en moi. Donc tout ce que je vous dis, c'est inventé, c'est de la reconstruction. Et puisque tout ce qui s'écrit est fictif, comme l'a dit Mallarmé, ce que je suis en train d'écrire, c'est de la fiction.