Rebecca Gisler lit un court extrait de son roman «
D'oncle » (parution le 26 août 2021, dans la collection « chaoïd »).
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Il est peut-être important de préciser que nous ne nous asseyons jamais en face de l'oncle, la place en face de l'oncle étant réservée aux invités que l'on veut mettre à l'épreuve, aux nouvelles amoureuses de mon frère, par exemple, à toutes sortes de jeunes gens trop polis pour se révolter, car dîner en face l'oncle c'est accepter de partager sa nourriture, je veux dire que c'est accepter les trombes de postillons qu'il vous partage à la figure, en effet l'oncle est très bavard, et ce surtout avec les nouveaux venus, ceux qu'il s'agit de mettre à l'aise.
(p.17)
Ce qui est indéniable, c’est que ces objets sont si peu coûteux qu’on peut se permettre d’en acheter plusieurs, des centaines si l’on veut, au cas où, en réserve, et si on pense que personne n’achète ce genre de marchandises kafkaïennes, on se trompe l’oncle, par exemple, est friand de ces Odradek du rayon bonnes affaires qu’il qualifie de géniaux, de formidables, d’extraordinaires, sans préciser si c’est leur fonction ou leur aspect qu’il admire, les deux sans aucun doute. Ci-dessous, à titre indicatif, une petite liste d’Odradek acquis plus ou moins récemment par l’oncle : la boîte à cure-dents en forme de moule qui fume une cigarette, le ramasse-miettes avec de minuscules roues de tracteur, le porte-téléphone portable en forme de crêpe humanoïde qui tend les bras, la tasse ornée d’une photo extrêmement floue de chats qui s’entre-lèchent, le paquet d’éponges émotives avec l’éponge heureuse, l’éponge rigolarde, l’éponge triste, l’éponge amoureuse, la minuterie en forme de coccinelle, et la minuterie en forme de lunettes Groucho Marx, le faux œuf transparent à faire bouillir dans la casserole avec les vrais œufs, et qui devient d’abord vert, puis bleu et enfin violet, ce qui est vaguement lié à la cuisson des vrais œufs, sans oublier la fameuse guillotine à saucisson dans son carton à l’effigie de Danton et Robespierre.
Incipit :
Une nuit, je me suis réveillée avec la certitude que l’oncle s’était enfui par le trou des toilettes, et alors, poussant la porte des cabinets, j’ai constaté que l’oncle, en effet, s’était échappé par le trou des toilettes, et sur le carrelage il y avait un tas de confettis de papier hygiénique et des plumes blanches par centaines, comme si quelqu’un y avait une bataille de polochons, et la cuvette des toilettes ainsi que les murs étaient badigeonnés de poils et de toutes sortent de fientes, et regardant le petit trou de faïence, je me suis dit que ça n’avait pas dû être facile pour l’oncle, et je me suis demandé ce que j’allais pouvoir faire pour le sortir de là, sachant que l’oncle doit peser un bon quintal, […].
Assis, l’oncle a le ventre comprimé contre la table, et le ventre de l’oncle est tellement gros qu’il a l’air séparé du reste de son corps, comme un fardeau, ou comme un animal de compagnie, mais il faut dire que malgré son ventre qui est sûrement très lourd, l’oncle se tient toujours bien droit, son dos s’adapte gentiment au dossier de la chaise et non l’inverse, et son ventre de compagnie déborde toujours un peu sur la table, et il ondule et il gargouille tout à fait comme un animal qui serait posé sur ses genoux, et l’oncle regarde l’écran noir de la télévision et il dit, dommage qu’elle ne marche par la télé quand même.
Il est peut-être important de préciser que nous ne nous asseyons jamais en face de l’oncle, la place en face de l’oncle étant réservée aux invités que l’on veut mettre à l’épreuve, aux nouvelles amoureuses de mon frère, par exemple, à toutes sortes de jeunes gens trop polis pour se révolter, car dîner en face de l’oncle c’est accepter de partager sa nourriture, je veux dire que c’est accepter les trombes de postillons qu’il vous partage à la figure, en effet l’oncle est très bavard, et ce surtout avec les nouveaux venus, ceux qu’il s’agit de mettre à l’aise.
Il y a une marche à l’entrée de la chambre de l’oncle, et ma mère a failli tomber car il y avait près de vingt ans qu’elle n’avait passé cette porte, et ma mère en relevant la tête s’est exclamée : quelle horreur ! et mon frère lui n’a rien dit, il avait les yeux qui brillaient, et ma mère a répété quelle horreur, et moi j’avais envie de faire demi-tour, et ma mère a encore dit quelle horreur, et je suis restée sur la marche dans le nuage de poussière qu’avait soulevé ma mère en trébuchant, et j’ai bien regardé les yeux de mon frère et la chambre de l’oncle.