Elisa Shua Dusapin était présente sur le plateau de la Grande Librairie pour présenter son quatrième ouvrage
le vieil incendie, paru le 22 août 2023, aux éditions Zoé. Ce dernier raconte une nouvelle fois les liens familiaux et plus précisément de deux soeurs. Agathe et Véra, sa cadette aphasique, se retrouvent après quinze ans. A 15 ans, l'aînée a fui la maison familiale pour ne plus avoir à protéger sa soeur de la méchanceté des autres. Ce n'est pas sans culpabilité qu'elle a mis un océan entre son père et Véra, laissés en tête à tête dans cette bâtisse en pleine nature qu'il faut maintenant débarrasser. Une fois vidées, les pierres des murs anciens restaureront le pigeonnier voisin, ravagé par un incendie vieux d'un siècle. Véra a changé. Agathe retrouve une femme qui cuisine avec agilité, lit Perec et répond à sa soeur "Humour SVP" grâce à son smartphone dont elle lui tend l'écran. Un roman fort et très intimiste.
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On distingue justement ses mains en gros plan. La peau se plisse et rougit sous la friction de la corde du harnais. Glissement de caméra le long de la barre vers celles des porteurs, larges, posées l'une sur l'autre, doigts resserrés comme deux crabes, mains pinces. Pieds d'Anna ficelés dans les chaussons renforcés. Pieds sabots. Retour vers les porteurs, leurs poignets. Anna. Chevilles. Jambes pattes. Chevilles poignets. La caméra tente de suivre les sauts mais ça devient rapide, difficile de différencier les doigts des pieds, de griffes, palmes ou serres d'oiseaux d'un corps sanglé par le système de protection, mousqueton sur les hanches, coulissement de la corde, claquements, bruits de poulies, borborygme amplifié par le micro qui enregistre aussi le vide sous le plafond.

Depuis la fenêtre, tu verrais tous ces gens qui se hâtent. Il y a du vent. Ils baissent la tête pour se protéger des rafales, trottent dans leurs manteaux pour attraper le tram qui rallie la gare ou la France. Dans ce quadrille, j'ai mis du temps, hier, avant de remarquer les camions. Ils se sont défaits, là, sur la place. Ça a pris tout l'après-midi. Ils ont commencé par remuer depuis le centre, se redresser sur des pattes en acier, ventre ouvert, cocons de câbles déroulés, plantés dans le sol et d'un seul coup, juste avant la tombée de la nuit, le chapiteau était debout, bleu, constellé d'étoiles, Starlight écrit en grand sur les conteneurs de la billetterie.
La dernière fois que je suis allée au cirque, c'était l'année où je suis retournée en Russie. La place était bien différente de celle-ci. En Sibérie orientale, dans les steppes de Bouriatie. Le crottin des chevaux gelait presque aussitôt. Je les revois sur la piste, les amis avec qui j'ai collaboré. Je vois encore leur visage. Leur sourire étrange car au cirque, on s'y accroche quoi qu'il advienne.
Elle me regarde :
- Quand j'étais au trampoline, tout le monde me disait : comme t'es jeune pour faire ce que tu fais ! Maintenant on ne me dit plus rien.
Je lui confie que parfois, j'ai trouvé Anton dur avec elle pendant l'entraînement. Elle hausse les épaules. Il est plus dur avec Nino. Elle se fait du souci pour eux. Anton va avoir soixante-cinq ans. Il s'accroche à la barre alors qu'il ferait mieux d'aider Nino à former un nouveau duo, avec un partenaire plus jeune. Il sait que Nino ne le laissera jamais tomber. Elle ajoute avec fureur :
- Tu sais combien pèse la barre quand j'atterris ?
Anton pourra plus le supporter longtemps. Imagine s'il lâche tout. S'il arrive pas à sentir qu'il a plus de forces. Comment tu sais que tu dois arrêter de faire ce que t'as fait toute ta vie ?
- Il saura, tu ne crois pas ? Avec l'expérience qu'il a ...
- On vieillit qu'une seule fois.
Ce qui sculpte une image, c'est la lumière.
En regardant bien, je me suis rendue compte qu'au lieu de l'encre, je ne voyais que l'espace blanc entre deux traits, l'espace de la lumière absorbée par le papier, et la neige éclatait, réelle presque.
J'ai tourné les pages encore. L'histoire se diluait. Elle s'est diluée comme une errance entre mes doigts, sous mon regard.
Lorsque lui dessinait, il donnait le sentiment de ne penser qu'au mouvement de l'avant-bras, l'image semblait naître ainsi, sans idée préconçue.
Tu sais, il y en a qui disent que c’est quand on aime le plus, qu’on dit les choses qu’on pense le moins.
C'était un lieu sans en être un. De ces endroits qui prennent forme à l'instant où l'on y pense puis se dissolvent , un seuil, un passage, là où la neige en tombant rencontre l'écume et qu'une partie du flocon s'évapore quand l'autre rejoint la mer.
"La mer est assez vaste pour plusieurs héros, il me semble."
Plus loin, une autre jeune femme. Visage rond, bras mous. Pantalon mal ajusté, il faudrait le raccourcir. En bougeant les jambes, je m'aperçois qu'il s'agit de moi. Je me redresse et pour tromper mon embarras, fais semblant de jouer au Tetris.