Rémi Stefani

Je n'avais jamais vu autant de billets de ma vie, sauf peut-être au Monopoly. Alors, forcément, je ne me rendais pas compte. La seule chose que je savais, c'est que ça devait faire beaucoup. Maman me donne cinq euros pour ma semaine. Devant moi, là, il y avait des années et des années de semaines.

Puis Léo réalise que demain, ce sera à nouveau un 29 février. L'anniversaire de la mort de sa femme. De leur rencontre aussi. Comme cette date ne revient que tous les quatre ans, forcément ça secoue le vieux. Il n'y a pas de doute, c'est ça. Une fixette de vieillard un peu sénile. Il perd la boule, se réfugie dans le passé, commence à mélanger les époques. C'est comme ça avec les vieux, il y a du télescopage dans le calendrier.

On nous apprend tellement à nous méfier de tout qu’on n’arrive plus à être simples.

-Léo.Léo comment?
-Léo Joyeux.
Léo l'aurait parié.Le vieux est plié. Si ça continue, il va crever de rire et Léo sera obligé de le porter à l'arrière du break,de le glisser dans son cercueil et de reboucher le trou, ni vu ni connu.
- Excuse-moi, c'est nerveux. Joyeux, il fallait le faire. Tu as eu de la chance, tes parents auraient pu t'appeler Noël.
Et c'est reparti.
-On ne me l'avait jamais faite.

Dommage que tu n'apprécies pas les drames antiques, Lukas, tu y aurais appris que, comme toi, le destin choisit souvent la voie de la facilité

- Qu'est-ce que veut dire ta mère ? Il y a vraiment eu un crime devant chez toi, Aurélien ?

- Oui. Ils ont tué un type le long de la rivière. Quatre balles, qu'ils lui ont mis, j'ai précisé en imitant un pistolet avec la main.

- Comment ça, ils ? Qui à tué cet homme ?

- Je sais pas. Mais lui, il était comptable. Vous voyer à quoi ça mène d'être fort en math!

Bouches bées, Louis, son meilleur client et sa femme Odile assistent au lent manège du corbillard qui tourne sur la place d village et qui s'arrête- si c'est pas une pitié !- juste en face de leur café. Tétanisés, ils attendent, se demandant uel diable sortira de cette boîte.

Léo aime ces virages, ces courbes que la grosse Cadillac épouse sans bruit. La voiture semble glisser sur la surface grise comme un puissant Chris-Craft sur un lac. Quand Lydia, sa tante mais surtout sa patronne, lui a demandé de convoyer le corps du milliardaire, Léo a caché sa joie. Il avait trop peur qu’elle ne change d’avis. Les patrons sont souvent comme ça. S’ils sentent qu’ils vous font plaisir, ils ont l’impression de vous payer à rien fiche.

-Léo, tu as de l'argent ?
Léo regarde Joseph Bardot, interrogatif. Ça y est, il a compris : en général on n'enterre pas un macchabée avec son portefeuille, ni avec sa carte de crédit. Le comble ! Il voyage en compagnie d'un mort qui est toujours vivant et c'est un milliardaire qui n'a pas un rond. Ça vire à la folie.

En fait, il aurait donné n’importe quoi pour conduire cet énorme paquebot dont elle n’a jamais voulu se séparer. C’était le premier corbillard qu’elle avait acheté lorsqu’elle avait repris l’entreprise de pompes funèbres de son mari. Aujourd’hui, la Cadillac est connue dans tout Strasbourg. Comme dit Lydia, certains se suicideraient pour monter dedans. Ça la fait rire.

Le temps de retourner à la maison, j'avais déjà calculé que je pouvais m'offrir deux cent cinquante scooters. C'est fou comme on devient bon en maths quand on est riche.

Il comprend alors que son enfant ne sera plus jamais le même et réalise, avec la plus absolue certitude, qu’il n’est pas au bout de ses surprises.

Mme Justin, c'est la championne du désastre et de la catastrophe réunis. C'est simple, vous l'écoutez une heure et vous avez l'impression d'avoir regardé un an de journal télévisé.