Citations de Rose Ausländer (45)
" Et pendant que nous attendions la mort,
certains d'entre nous habitaient
dans la chimère des mots (...).
Écrire c'était vivre, survivre. "
Rose Ausländer (1901-1988).
Nous allâmes chez nous
sans roses
elles étaient restées à l’étranger
Notre jardin est
enterré dans le cimetière
Beaucoup de choses
se sont transformées
en beaucoup de choses
Nous sommes devenus des épines
dans les yeux des autres.
Je suis le sable
du sablier
et je m'écoule
dans la vallee du temps
qui m'étreint
(" Je compte les étoiles de mes mots")
Munie d'une valise
en soie
je parcours le monde.
Un pays austère
l'autre formidable,
le choix m'est difficile –
Je reste sans patrie.
*
ALICE
Quand l’herbe s’éveille
des doigts verts frappent à ma tempe
ALICE
et on s’en va par la galerie entre les pins
dans le domaine des cerfs et des lièvres
Je bois le lait des champignons
et me fais toute petite
minuscule scarabée je grimpe le long d’une tige
Audibles ruissellent des conversations d’abeilles
Audibles ruissellent des conversations d’oiseaux
mes langues maternelles
Une belette en fuite me met en garde
contre le lynx aux aguets
Arrive mon craintif ami
le chevreuil
qui me tient au courant
Je mange de la chair de champignon
et me répands partout dans les bois
Des miroirs font toilette dans la rosée
l’arc-en-ciel en chaque goutte
colore de sept manières le mystère de la sphère
À quel moment es-tu arbre
À quel moment es-tu oiseau
À quel moment es-tu chant
ALICE
-
ALICE IN WONDERLAND
Wenn das Gras aus dem Schlaf steigt
klopfen grüne Finger an meine Schläfe
ALICE
und es geht durch den Kiefernschacht
ins Gebiet der Hirsche und Hasen
Ich trinke Milch aus dem Pilz
und schrumpfe zusammen
Käferklein erklimm ich einen Halm
Deutlich rieselt Bienengespräch Vogelgespräch
meine Muttersprachen
Ein flüchtendes Wiesel warnt mich
vor dem lauernden Luchs
Hier kommt meine schüchterne Freudin
das Reh
und gibt mir Bescheid
Ich esse Pilzfleisch
und wachse waldweit
Spiegel waschen sich im Tau
Der Regenbogen in jedem Tropfen
färbt siebenfach das Geheimnis des Kreises
Wann bist du Baum
wann bist du Vogel
wann bist du Lied
ALICE
'Alice' traduit de l’allemand par Michel Lemercier in Revue Po&sie no 82, 1997.
DIRE OUI
Dire oui
à la vie
qui joue
avec toi
et avec tes mots
jeux de mots
pleins de secret
de ruses et de miracles
Comédie et tragédie
de ton existence
LE SILENCE
Si tu vis
dans un monde de bruits
qui un jour se taisent
où les roues s’arrêtent
les avions ne vrombissent plus
il se trouve soudain devant toi
ange de cristal
mais pas muet
car le silence
a une voix.
Je ressens
le clair attrait
de ta présence
(" Je compte les étoiles de mes mots")
Réconciliation
Encore un matin
sans fantômes
l'arc-en-ciel luit dans la rosée
en signe de réconciliation
Tu peux te réjouir
du dessin parfait de la rose
tu peux dans le dédale vert
te perdre te retrouver
sous une forme plus claire
Tu peux être homme
en toute simplicité
Le rêve du matin te raconte
des histoires tu peux
réordonner les choses
distribuer les couleurs
et redire
bon
ce matin tu es
créateur et créature
-
Versöhnung
Wieder ein Morgen
ohne Gespenster
im Tau funkelt der Regenbogen
als Zeichen der Versöhnung
Du darfst dich feuen
über den vollkommenen Bau der Rose
darfst dich im grünen Labyrinth
verlieren und wiederfinden
in klarerer Gestalt
Du darfst ein Mensch sein
arglos
Der Morgentraum erzählt dir
Märchen du darfst
die Dinge neu ordnen
Farben verteilen
und wieder
schön sagen
an diesem Morgen
du Schöpfer und Geschöpf
Traduit de l'allemand par Dominique Venard
(pp.56-57)
Les jours de silence
ne sont pas encore passés
Il neige le désespoir
la glace se transforme
en fleurs
je dévale en carrousel
le Raréu
Avril est tapi quelque part
et appelle les colombes
Le
vent du Nord
enlace ma
peur
J'ai
jeté
l'ancre
dans le ciel
La mousse d'étoile
me borde
à vie
*
Die Tage des Schweigens
sind noch nicht vorbei
Es schneit Verzweiflung
das Eis verwandelt sich
in Blumen
ich sause im Karussell
den Rareu hinab
irgendwo hockt der April
und ruft die Tauben
Der
Nordwind
umarmt meine
Angst
Hab
den Anker
in den Himmel
geworfen
Sternenmoos
bettet mich
lebenslänglich
Traduit de l'allemand par Alba Chouillou | pp. 57 & 147
Reste
à ton mot
Fidèle
Il ne
t'abandonnera
pas
J'aimerais
égaler une constellation
qui doucement
m'éclaire
comme un chant
Traduit de l'allemand par Edmond Verroul | pp. 39 & 87
Qui suis-je
quand les nuages pleurent :
un hôte étranger
sur une plage étrangère
j’attends
que le soleil m'aime
à nouveau
avec sa raison dorée
Czernowitz 1941. Les nazis occupèrent la ville, y restèrent jusqu’au printemps 1944. Ghetto, misère, horreur, convoi de mort. En ces années-là, nous, les amis, nous retrouvions parfois en cachette, souvent au péril de notre vie, pour lire des poèmes. Face à la réalité insupportable, il y avait deux attitudes : ou bien on s’abandonnait au désespoir, ou bien on s’évadait dans une réalité autre, spirituelle. Nous les Juifs, condamnés à mort, avions un besoin éperdu de consolation. Et tandis que nous attendions la mort, certains d’entre nous vivaient dans les trames de rêves–foyer traumatique pour nous qui étions sans patrie. Écrire signifiait vivre. Survivre.
(p. 95)
La nuit darde ses innombrables yeux sur moi. Ai-je dit des yeux ? Des flèches, plutôt. Elles foncent sur moi en sifflant, se plantent dans ma peau. Qui donc aimerait être dans ma peau? En vain, je m'efforce à longueur de nuit de les ôter, de les jeter par-dessus bord. Le matin, je me retrouve bordée par un tas d'éclats de pensée et je m'étonne d'avoir pu sauver ma peau.
(Insomnia I, in Tout peut servir de motif et autres proses)
Nous partageons
Pays perdu
choses familières
Plus un mot là-dessus
Nos morts
intacts
vivent auprès de nous
Nous partageons avec eux
notre terre
oublieuse
(p. 12)
Pourquoi j’écris ? Peut-être parce que je suis venue au monde à Czernowitz, parce que le monde est venu à moi à Czernowitz. Ce paysage si particulier. Ces personnes si particulières. L’air était gorgé de contes et de légendes, on les absorbait en respirant. Czernowitz, la quadrilingue, était une ville des muses abritant de nombreux artistes, poètes, amateurs d’art, de littérature et de philosophie. La ville d’adoption du magnifique fabuliste yiddish Elieser Steinberg. Elle a vu naître Itzik Manger, le plus éminent poète yiddish, ainsi que deux générations de poètes germanophones. Le cadet parmi eux et le plus important était Paul Celan, l’aîné était Alfred Margul–Sperber, mort à Bucarest en 1968 à l’âge de soixante-neuf ans, un poète et traducteur vénéré tant en Roumanie qu’en RDA. C’est lui qui me découvrit et qui compila premier livre de poésie publié en 1939 à Czernowitz sous le titre « L’Arc-en-ciel ».
(p. 93)
Le Prut parle allemand yiddish ruthénien roumain
polonais et russe.
Couleurs de peuple couleurs de langues condensées
sous forme de sculptures et de poésie : sculptures dynamiques
de Reder grandes visions de Celan chants yiddish de Manger.
(p. 91, extrait de « Czernowitz III »)
À dix-sept ans je commençai à consigner notes, idées et vers dans un journal. Bientôt j’eus la conviction que la poésie était mon élément vital. Pendant des années, j’écrivis de poèmes, de la prose poétique, des textes rythmés, quelques contes aussi. J’en confiai certains au tiroir, le reste fut offert à la corbeille à papier. De nombreux poètes et écrivains ont compté pour moi, mais c’est Hölderlin et Kafka qui m’ont communiqué les impulsions les plus durables.
(p. 94)
D'un sommeil torride
je me suis réveillée
Je compte les étoiles
de mes mots
et me consacre
à la nuit.
p.81
JANVIER
Janvier
Le nouvel an
Dans mon cœur
Tombe la neige
Sur ta joue
Fleurissent des roses
Le cheval de bois de notre enfance
Est une luge
Sur le chemin glacé
Menant en Sibérie
Où poussent des bonhommes de neige
Enfantés par l’esprit de l’hiver
Retournons
Avec l’esprit de l’hiver
Dans le nouvel an
Pays maternel
Ma patrie est morte
Ils l’ont réduite
En cendre
Je vis
dans mon pays maternel
Le verbe
//traduit par Edmond Verroul