Emmanuelle Collas vous présente l'ouvrage de Selahattin Demirtas "L'aurore" aux éditions Emmanuelle Collas.
Rentrée littéraire automne 2018.
Notre passion grandira à mesure que se resserreront les liens qui nous uniront dans la lutte. Nous apprendrons à nous connaître en marchant main dans la main sur la glorieuse voie de la révolution. Passé par l'épreuve des interrogatoires, de la torture, notre amour deviendra aussi solide que l'acier trempé. Nous imaginerons et construirons un monde où les opprimés auront le pouvoir. Nous créerons l'amour par le travail, la liberté par la révolte.
Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.
Quand ils arrivèrent, toutes les lumières des vingt-cinq ou trente habitations brillaient. Plus d'un mètre de neige recouvrait les toits en terre.
Un an auparavant, exactement à la même période, tandis que ces garçons vivaient l'horreur dans les caves d'immeubles vides, ici, à Bodrum, on faisait probablement la fête la fête comme si de rien n'était. Et c'était vrai aussi dans de nombreux pays où les gens ignoraient que certains de leurs compatriotes se faisaient laminer jusqu'à l'anéantissement.
Nous habitons à Mamak, dans le bidonville. ici, tout le monde se connaît. Tout le monde est pauvre, mais la pauvreté ne fait grincer les dents de personne. C’est quand on descend en ville qu’elle nous saute aux yeux.
Tu es notre invité, monsieur. Nous ne te demanderons ni pourquoi tu es venu ni quand tu reviendras. Peu importe qui franchit le seuil de notre maison, tout le monde a sa place ici.
Le chef de gare
Une tristesse éternelle émane des vieilles gares. Les affres causées par les séparations, les adieux, les abandons, les allers sans perspective de retour se sont accumulées et comme sédimentées ici au fil des décennies, et cela fait bien longtemps que l'odeur de la sueur, du rail, du goudron et des larmes a imprégné ces murs décrépits. Au fronton de l'édifice, la grosse horloge semble indiquer perpétuellement la même heure. Le temps de la désolation, des ruptures...
Étrange métier que le nôtre ! il n'y a pas un client qui passe le seuil avec un sourire joyeux. En outre, on ne marchande pas quand on entre chez nous. L'étiquette ne figure pas sur les articles et, la plupart du temps, il ne vient pas à l'esprit d'en demander le prix. Quelle qu'en soit la raison, nul ne pende que les pompes funèbres puissent pratiquer des prix exorbitants ou chercher à rouler les clients.
La ville la plus proche d’Alep est Antioche, en Turquie. Les habitants d’Antioche sont si proches d’Alep qu’en tendant bien l’oreille, ils pourraient entendre l’explosion de chez eux.
Les mezzés d’Antioche sont célèbres, sa cuisine est très variée. Riche de toutes les cultures qui s’y sont mélangées depuis la nuit des temps, il n’y a rien qu’on ne retrouve pas dans la cuisine d’Antioche. Tout ce que les Arabes, les Arméniens, les Syriens, les Turkmènes, les Kurdes, les Persans et les Grecs ont pu boire et manger, les habitants d’Antioche en ont pris note, en se disant que ça pourrait leur servir un jour. Et ils s’en sont servis tous les jours. Les voyageurs de passage à Antioche qui quittent la ville sans avoir goûté à ses délices ne savent vraiment pas ce qu’ils ratent.
(Nouvelle intitulée "Les délices d'Alep")
Un jour, quelque temps plus tard, tu mis dans une timbale un peu de yaourt que tu avais laissé fermenter à la maison, et tu nous dis : Allez porter ça à vos grands-parents Hadji. » Mon frère et moi traversâmes joyeusement les quatre quartiers de la ville qui nous séparaient de chez eux. Nous arrivâmes vers midi, épuisés. Mamie nous dit : « Vous devez avoir faim maintenant » et elle nous donna un peu de pain pour accompagner le yaourt que nous venions d’apporter. Nous engloutîmes toute la timbale. Mamie la rinça, nous la rendit, et nous rentrâmes chez nous. « Pourquoi vous arrivez si tard ? » demandas-tu. « On a déjeuné chez mamie, c’est pour ça. » « Qu’est-ce que vous avez mangé ? » « Du yaourt.» « Vous voulez dire le yaourt que je vous ai demandé d’apporter ? » « Oui. » Nous répondîmes sans avoir l’impression d’avoir fait quoi que ce soit d’anormal. Ce que les gens ont pu rire quand on leur a raconté. Pour ma part, je ne voyais rien d’étonnant là-dedans. En y repensant, je trouvais même ça tout à fait normal, quoique sans savoir exactement pourquoi. A force d’y réfléchir, j’ai fini par trouver la solution, en prison. Ce n’était pas pour ce yaourt dont ils n’avaient pas besoin que tu nous avais envoyés chez nos grands-parents, mais pour leur faire le plaisir de nous voir. Effectivement, ils étaient très heureux de nous voir arriver avec le yaourt. Et encore plus heureux de voir leurs uniques petits enfants manger tout le yaourt. Tu avais compté leur faire plaisir grâce au yaourt, et nous, en le mangeant nous leur en avons offert un deuxième ! Et depuis trente-six ans, vous continuez à vous moquer injustement de nous, bande d’ingrats.
(Nouvelle intitulée "Règlements de comptes avec ma mère")