Mi-janvier, et certains jours, les phares des voitures restaient allumés jusqu’à midi tandis que Delhi frissonnait sous un linceul de brouillard, la fumée des feuilles sèches brûlant à tous les carrefours, rassemblées en pyramides instables et mises à feu par les balayeurs municipaux.
Delhi passait pour être la métropole la plus verte, mais Chhobi avait peine à admirer les arbres de Delhi comparés aux feuillages persistants de Simla. Elle y parvenait presque quand après l'hiver les jamblons autour d'India Gate et d'Ashok Road sortaient leur tendres feuilles nouvelles. Elle se demandait si au fond les gènes de Dadu ne seraient pas dominants - tous deux cherchant à faire retraite dans les lieux dans les lieux dont la géographie ne s'alignait pas sur leur histoire.
Sonali et Chandrayee. Chhobi était née par une nuit de pleine lune qui lui avait valu ce nom extravagant. [...] Peu de rayons de lune et encore moins de vif-argent chez elle, sinon son impression fréquente d'être le reflet liquide de Sonali la mordorée - l'ambre de sa peau rehaussé par ses grands yeux sombres aux longs cils semés de paillette d'or. Maintenant c'est sur Chhobi que Dida concentrait son ambition. Difficile de jouer les doublures d'argent pour un nuage entièrement cousu par Sonali. [...] Si seulement elle pouvait par quelque magie alchimique transformer le plomb de Chhobi en or. On ne peut pas dire que Chhobi était laide, ni même "popote", cette exigence fréquemment exprimée dans les petites annonces matrimoniales du Times of India par des épouseurs en quête de fée du foyer diligente. Non, elle avait une jolie silhouette et de grands yeux intelligents, mais ellle avait tendance a cacher ses formes sous les des kurtas de tissage et de coupe artisanaux, et à force de lectures tardives sous un éclairage médiocre ,ses yeux avait pris un regard myope un peu fatigué. Comme s'en plaignait Dida, elle faisait de son mieux pour ne pas paraître à son mieux. Le premier problème, c'est qu'en voyant Sonali, sa beauté vraiment exceptionnelle, les gens plaçaient trop haut leur attente.
Ferme-la ! hurla-t-elle étouffant de fureur, main crispée sur la petite fiole de verre. Le flacon vola en direction du mur, oiseau aveugle se ruant à sa mort. Verre en mille éclats sur le mur, laissant une tache d'ambre déchiquetée en forme de larme, une déchirure impossible à réparer ou camoufler.
Et l'odeur. Une mousson entière de tensions, un torrent de larmes. Une tornade accablante de gouttes de rosée distillées qui les suffoqua toutes deux, muettes et à bout de souffle. Gil.
Un déluge assez fort pour noyer le parfum d'enjôlement.
Presque.
Mais pas tout à fait.
Ça ne peut pas nous arriver à nous, tout cela est irréel, se dit Chhobi. Nous voilà comme ces gens qui ont été pris dans le mouvement de l’histoire, comme ces gens qui ont vécu la Partition.
Même s'il avait échappé au carnage sanglant qui suivit la Partition, le déracinement l'avait tellement traumatisé qu'il restait à jamais en exil, prisonnier de ses propres souvenirs.
"De l'argent sale ! L'argent c'est de l'argent, n'importe quel argent vaut mieux que ça, la vie qu'on mène ici ! Je n'ai pas besoin de tes sermons, tes airs plus-sainte-que-moi-tu-meurs. Je ne suis pas comme toi, je ne peux pas, tu ressembles à ces soeurs Brontë que tu affectionnes. Ratatinée entre les pages d'un livre comme une bestiole morte." (Sabine Wespieser - p.97).
"Tous ces cinéastes exploitent la pauvreté et la crasse de l'Inde. Ca se vend très bien en Occident. C'est pour ça qu'on ne trouve la cassette nulle part à Dehli, seulement à Londres. Les étrangers ne demandent qu'à nous voir marcher à reculons, ces images négatives de l'Inde leur font très plaisir." (Sabine Wespieser - p.115).