Avis sur Une cosmologie de monstres à 0:19

[CONTEXTE : Eunice, la sœur a lu une histoire de Lovecraft à son petit frère Noah âge de 6 ans]
Elle m'embrassa sur le front. "Dors bien, petit prince". Elle alluma ma veilleuse, éteignit le plafonnier.
"Eunice", dis-je, l'arrêtant sur le seuil.
Ma bouche sembla chercher les mots qui sauraient communiquer à ma sœur ma peur, mon besoin de la garder à proximité. Mais je craignais, si je lui paraissais trop impressionnable, qu'elle décide de plus me lire Lovecraft.
"Rien, dis-je. Bonne nuit.
- Bonne nuit."
Le bruit commença dès qu'elle eut tiré la porte derrière elle, un grattement insistant contre ma vitre. Il me réveillait immanquablement depuis des semaines. J'avais pourtant fermé les rideaux à l'aide d'une épingle à nourrice pour que personne ne puisse m'observer, bien que la fenêtre de ma chambre donne sur notre cour intérieure. Entre les tentures subsistaient une fente étroite par laquelle je ne voyais que les ténèbres.
Le grattement gagna en intensité, évoquant un chant strident et affolé. [...] Je me contentai donc d'enfouir ma tête sous l'oreiller en attendant que le bruit cesse. Il sembla se prolonger pendant des heures.
[...] Papa m'a dit un jour que toutes les histoires d'horreur connaissaient un dénouement heureux, mais il se trompait. Regarde comment il a fini. Noah, un dénouement heureux, ça n'existe pas. Les chansons, les livres et les films qui se "terminent bien" s'arrêtent tous au "bon" moment. Ils ne racontent pas toute l'histoire. Seules les anciennes tragédies disent la vérité. Beowulf triomphe de Grendel et de sa mère, mais uniquement pour périr en combattant un dragon. Gilgamesh perd son meilleur ami. Achille aussi. Dans Hamlet, tout le monde meurt. C'est la seule vérité.
Si vous avez déjà vu une maison hantée sur ce modèle, vous connaissez le topo : sur les pierres tombales figurent des noms censés faire sourire - Frank N. Stein, Dr Acula, etc. Mais soit Harry n'était pas au courant, soit il se moquait des exigences de l'étiquette dans tout faux cimetière qui se respecte. Ses pierres portaient les noms de personnes bien réelles qui appartenaient à son entourage : son voisin Daniel Ransom, ses collègues Rick et Tim, lui-même, Margaret, et même, sur deux petites croix près de l'entrée, Eunice et Sydney. Quand Eunice vit la sienne, elle se mit à pleurer.
"Pourquoi t'as fait ça ?" demanda-t-elle.
La dépression occupe un espace physique, elle enfle et se glisse sous les portes closes. Elle flotte d'une pièce à l'autre, comme un gaz toxique, un brouillard qui finit par envahir toute la maison.
Vivre au sein d’une famille marquée par un deuil dont on ne garde aucun souvenir est comme d’être assis derrière un spectateur de très grand taille au cinéma. Autour de soi, tout le monde rit, pleure et réagit à des choses dont on ignore tout.
Je me suis mis à collectionner les lettres de suicide de ma sœur Eunice à l’âge de sept ans.
Vivre au sein d'une famille marquée par un deuil dont on ne garde aucun souvenir est comme d'être assis derrière un spectateur de très grande taille au cinéma. Autour de soi, tout le monde rit, pleure et réagit à des choses dont on ignore tout.
La vie transforme n'importe qui en monstre, mais ce n'est jamais irréversible.
Plus tard, après avoir rêvassé pendant dix pages de Kadath avant de m'endormir, je demandai à Eunice : "C'est comment, une maison hantée ?
- Je ne connais que celle qu'on a fabriquée quand j'avais ton age, répondit-elle.
- C'est effrayant ?
- Pas pour moi, puisque j'avais participé à sa conception ; je savais donc à quoi m'attendre. Mais je pense que le public a eu peur.
- Et maman et papa ?
- La plupart du temps, ils semblaient en colère, préoccupés. Ils se disputaient souvent.
- Alors pourquoi maman remettrait ça ?
Elle grimaça. "Elle veut pas, Noah. Elle est obligée. C'est Sydney qui en meurt d'envie.
- Mais pourquoi ? Et pourquoi maman refuse d'utiliser les anciens plans de papa?
- Je l'ignore. " Pour le première fois de ma vie, je ne la crus pas.
il voudrait dire tant de choses à ce garçon, mais il va à l'essentiel, ce qui lui semble peut-être le plus important : la vie transforme n'importe qui en monstre, mais ce n'est jamais irréversible. La souffrance et la mort sont bien réelles, mais l'amour, la famille et le pardon aussi.