Sholem Aleikhem : Gens de Kasrilevkè
Olivier BARROT présente "gens de Kasrilevké",
recueil de nouvelles écrites en
yiddish au début du siècle par
Sholem Aleikhem.
À mon cher époux, le riche, renommé et sage Menahem-Mendl, que sa lumière brille !
[...]
Que crois-tu, de deux choses l’une : si tu ne veux plus de moi, reviens et accorde-moi le divorce ; sinon, il vaut mieux que tu partes en Amérique, par tous les diables, comme Yossl, le fils de Leib-Aaron. Et que je perde à jamais ta trace, s’il est écrit que je doive rester une femme abandonnée avec de tout petits enfants – puissent mes ennemis ne jamais voir ce jour ! Tu as vraiment de la chance que je ne puisse pas te rejoindre maintenant. Je suis, hélas, punie de devoir rester au lit, et comme dit maman – puisse-t-elle vivre longtemps — : « Quand on n’a pas de doigt, on ne peut pas faire la nique. » Sinon, après ta belle lettre, je serais venue chez toi à Yéhoupetz et je t’aurais ramené à la maison. Je t’aurais montré qu’une épouse est une épouse. Eh quoi, il m’échappe parfois des paroles blessantes ? C’est uniquement à cause de mes soucis, et de toute façon, cela ne dure pas. Comme dit maman : « Une allumette s’enflamme vite et s’éteint aussitôt », comme te le souhaite ta très fidèle epouse
Scheiné-Scheindl
[Préface de l’auteur]
En compilant les lettres pour cette deuxième édition, j’en ai écourté de nombreuses et supprimé beaucoup. Seuls, les imprimeurs y ont perdu. L’auteur de ce livre pense que plus un ouvrage est court, meilleur il est. Que ceux qui le trouvent encore trop long se rassurent : si Dieu veut, il deviendra de plus en plus court au fur et à mesure des prochaines éditions, jusqu’à atteindre l’idéal véritable : ne plus rien contenir du tout.
Nervi, Italie.
La veille de Hanoukka 1910
Toute guerre, petite sotte, n’est que spéculation. Une spéculation entre rois qui jouent avec leurs soldats. Bien sûr, pas pour s’en mettre plein les poches, mais pour le bien de leurs pays et de leurs peuples… Et la spéculation d’une guerre est, comme toutes les autres, affaire de chance, de bonne carte. Celui qui a une bonne main rafle tout ; il gagne un pays, de l’argent, toutes sortes de biens, et l’estime générale. Quant à celui qui n’a pas de chance, tout va pour lui de mal en pis, car, outre qu’il perd la guerre, qu’on l’ampute d’un bout de territoire, qu’il y laisse des soldats et que ses actions en Bourse vont à vau-l’eau, il perd tout crédit dans le monde et, en plus de tous ces malheurs, il doit encore payer à l’ennemi pretium doloris, dommages, intérêts, indemnités journalières et lui rembourser tous ses frais de voyage – on appelle ça des réparations… Bref, la guerre est une spéculation.
Quel malheur que cette Macédoine ! C’est depuis je ne sais combien d’années un baril de poudre toujours prêt à provoquer une guerre sanglante entre les innombrables peuples qui y résident. Outre les Turcs, tu y trouveras des Grecs, des Bulgares, des Serbes, des Albanais, des Roumains, à se demander qui n’y est pas. Naturellement, il y a aussi des Juifs, là-bas. Qu’avait-on besoin de Juifs en plus, me diras-tu ? – pour les pogroms.
« Nous savons bien que vous savez, et que le monde entier sait que vous n’avez pas plus besoin du sang de nos enfants que de cautère sur une jambe de bois, mais nous voulons que vous avouiez en avoir tout de bon besoin, et si ce n’est pas vous dans l’ensemble, qu’il y ait au moins une secte de chez vous dans ce cas. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire de le dire ? Vous êtes drôles, vous les Juifs ! Vous n’avez pas besoin de dire que vous égorgez nos enfants pour Pâque. Non. Vous devez seulement convenir qu’en effet, selon la loi, vous le devriez, mais que vous ne le faites pas car vous êtes parmi nous depuis si longtemps que vous avez maintenant un vernis de civilisation et de savoir-vivre, et que vous êtes devenus comme tout le monde… »
“Un célibataire est quelqu'un qui, chaque matin, arrive au travail d'une direction différente.”
Les enfants d'aujourd'hui, que vous dites ?… "Bonim guidalti", j'ai élevé des enfants, comme on lit chez Schaïé, le prophète… Va, tu peux les élever ! le jour et la nuit tu peux trimer pour eux, et devenir noir de misère ! Et après ?… Selon comme tu es, ou selon qu'est-ce que tu as, tu te penses : "ils feront ceci, ils feront cela !… " Moi, pour les miennes…
Un célibataire est un homme qui se rend à son travail chaque matin en provenance d'une direction différente.
Je sais presque tout ce qui se passe en Amérique, avant même d’y être. Là-bas, à ce qu’on dit on voyage sous la terre et on gagne sa vie. Comment ça se gagne une vie, je ne sais pas encore. Mais, je le saurais bientôt. p. 218
J'essaie de prier avec les autres comme je priais autrefois, mais toute ma ferveur est tombée. Je tourne sans cesse les pages et je reviens sans cesse au cinquième chapitre du Cantique des Cantiques : "Bati leganni akhoti khalla - je suis entré dans mon jardin, j'ai cueilli la myrrhe et les aromates, j'ai mangé mon rayon de miel, j'ai bu mon vin avec mon lait..."