AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Découvrez les meilleures listes de livres


Flux de pensées, monologues et soliloques
Liste créée par HordeDuContrevent le 19/10/2023
67 livres.

Parce que ces écrits constituent des expériences de littérature sortant des sentiers battus où la forme épouse le fond, voici regroupés les reines et rois des soliloques en tout genre. Expériences de la vision, expériences des sens, plongée absolue dans l'intime, aux marges de la folie parfois, le lecteur est comme branché directement au cerveau du protagoniste. Ceci est une liste collaborative, je suis grandement intéressée par ce genre littéraire, aussi n'hésitez pas à me donner vos idées en la matière !



1. Exhortation aux crocodiles
Antonio Lobo Antunes
4.14★ (109)

Quatre femmes sont au centre de ce roman. La voix n'est donnée qu'à ces femmes. Domestique, maîtresse, épouse ou veuve, elles vivent dans l'ombre d'hommes qui ont participé au régime dictatorial en place au Portugal jusqu'en 1974. Épargnés par la Révolution des Oeillets qui libéra le pays, ces " crocodiles " (pourquoi les appelle-t-on des crocodiles ces hommes...pour moi un crocodile est un animal à grande gueule et petite queue...curieux) sont prêts à tout pour abattre la démocratie naissante. Exécutions, attentats. Leurs femmes, témoins des complots et attentats organisés, sont condamnées au silence. Des femmes silencieuses, méprisées, bafouées (la phrase de ma grand-mère en ritournelle). L'une est sourde et a un cancer, une autre est très grosse, une autre est veuve. Mais dans leurs monologues intérieurs, elles peuvent enfin prendre la parole en toute liberté, brasser les faits et les émotions, revenir à l'enfance perdue, décrire leur condition, la survivance de la haine, la médiocrité des consciences, ... le choeur de ces quatre femmes retrace l'envers de l'histoire du Portugal et Antonio Lobo Antunes nous livre ainsi un époustouflant requiem. Pour aborder et apprécier ce requiem, il faut se laisser aller. Imaginer un océan, se mettre en étoile de mer sur cet océan en se laissant bercer par les vagues, le ressac, les remous. Accepter de se perdre, de ne pas lutter contre, de dériver, de ne plus avoir de repères, le passé et le présent, s'entremêlant parfois dans un même paragraphe, les voix s'interpénétrant par moment, juste accueillir la poésie époustouflante qui donne toute la fraicheur à ce texte et petit à petit le fil apparait, la sensibilité des personnages émerge. C'est une belle expérience de littérature. Il faut véritablement plonger dans ce style et cet univers et lire le livre en quasi apnée. Ne pas le laisser pour le reprendre plus tard. Non. Plonger, se laisser aller et accueillir. Accueillir l'intensité poétique.
2. Le manuel des inquisiteurs
Antonio Lobo Antunes
4.09★ (143)

Antonio Lobo Antunes c'est avant tout une plume unique, stupéfiante, d'une élégance folle, qui le place parmi les auteurs nobélisables. Une plume à nulle autre pareille, reconnaissable entre toute. Lobo Antunes, c'est la phrase qui court sur des pages et des pages, voire un chapitre entier, la phrase qui entremêle le passé et le présent, qui entrelace pensées brutes sans filtre, souvenirs, rêves, faits et gestes du moment dans un mouvement de vient et va incessant donnant au déploiement de la phrase la fluidité, le rythme et les rondeurs d'un ruban lancé au vent, d'un ruban tour à tour claquant ou caressant ; Lobo Antunes ce sont certaines phrases répétées, mantras hypnotiques et métronomiques, ritournelles révélant failles, amertume, malaise, part de folie ; Lobo Antunes c'est une prose sublime qui mêle détestation de la dictature Salazarienne et nostalgie de l'enfance, qui fait se conjuguer faits passés crus, violents et radicaux, et poésie sensorielle et bucolique, prose au charme suranné liée aux souvenirs. Voilà pourquoi Lobo Antunes aura le Prix Nobel, doit avoir le Prix Nobel, et comme il vient de sortir un nouveau livre, « La dernière porte avant la nuit », aux fameuses éditions Bourgois, je ne peux m'empêcher de penser que c'est peut-être pour cette année. Pour bientôt. La dernière porte avant le Graal. Boa Sorte Antonio ! Le passé et le présent, l'avant et l'après, pour Lobo Antunes se résume très souvent à l'avant et l'après Révolution portugaise des oeillets d'avril 1974 renversant la dictature, et par là même le pouvoir de toutes les personnes gravitant autour de Salazar. La dictature par opposition à la démocratie. Avec au milieu cette fracture béante qu'a constitué la guerre coloniale en Afrique, en Angola en particulier. Antonio Lobo Antunes y a servi vingt-sept mois, entre 1971 et 1973, comme jeune médecin militaire. Il y amputait les blessés à la scie. de cette expérience terrible va émerger un écrivain unique. Qui sait à la fois crier les horreurs, dénoncer la société portugaise, ses inégalités, son patriarcat, son racisme envers les africains, dire clairement sans détour ce qui est, tout en étant d'une sensibilité extrême à la beauté. Dans le manuel des inquisiteurs, le narrateur, Joao, est le fils d'un tel homme de pouvoir, un personnage proche du dictateur Salazar, un quasi ministre ou député, on ne sait pas trop, gouvernant en secret, pouvant décider d'un coup de téléphone l'emprisonnement ou la libération de n'importe qui, propriétaire dans la ville de Palmela d'un magnifique domaine, une vaste demeure aux escaliers flanqués d'anges de granit, aux jacinthes poussant le long des murs, a la magnifique serre d'orchidées, aux eucalyptus murmurant dans le marais, croissant et diminuant suivant la respiration des algues, aux effluves de rose-thé. Le décor est aussi sublime que le personnage est haïssable. Un homme au sans-gêne incroyable, à l'impudence inouïe, renversant sur la table de l'office, du bout de ses bottes crasseuses, les servantes muettes sans même prendre la peine d'ôter son chapeau de la tête, jugeant les femmes, leur hanche, leurs mensurations, comme on juge une génisse, s'achetant pour quelques mensualités une jeune fille pétrifiée de peur qu'il déguise en épouse de notable, buvant le thé en compagnie de Salazar et d'un amiral à la poitrine blindée de médailles, tout en distribuant ses conseils sur le gouvernement du monde. Un homme odieux, dangereux, marqué du sceau de l'oppression, du mépris de classe, du mépris pour les femmes, de l'arrogance, du pouvoir tout puissant.
3. La dernière porte avant la nuit
Antonio Lobo Antunes
4.50★ (107)

Lobo Antunes tricote, entrelaçant incessamment les pensées qui viennent à chaque protagoniste, des bouts de paroles, des rêves, le passé entremêlé au présent, d'autres pensées parasites et ce, dans une seule phrase. Pas de point car l'auteur est dans la tête de chaque personnage, véritablement, littéralement dans son flot de pensées et nos pensées, incessantes, ne sont jamais interrompues. Nous pensons sans arrêt. Un chapitre, un protagoniste, une phrase, un soliloque. Lobo Antunes tricote et cela donne une dentelle unique, singulière, d'une beauté sensorielle, d'une poésie sombre, d'une musique envoutante. Lire Lobo Antunes est une aventure intellectuelle. Une expérience, adorée ou détestée. Les livres que je préfère de cet auteur portugais parlent de l'histoire et de la politique du Portugal, de la guerre en Angola, de l'opposition entre l'avant et l'après Révolution des oeillets de 1974, l'avant et l'après dictature de Salazar. Ce fut le cas avec « L'exhortation aux crocodiles », et ces voix fantomatiques de femmes, épouses d'hommes proches du dictateur à qui il donne voix au chapitre, et surtout avec « le manuel des inquisiteurs », un de mes livres préférés, donnant la parole à un homme issu de l'union improbable entre un homme proche du dictateur et une servante pauvre. Ici, rien de tout ça, nous sommes avec cinq hommes tous liés par un pacte criminel : ils ont tous participé au kidnapping et à l'assassinat d'un chef d'entreprise fortuné. Kidnapping devant sa propre petite fille laissée seule dans le parking souterrain d'où ce père a été embarqué. Pourtant ces cinq hommes le connaissaient depuis l'enfance. Ils ont même fait disparaitre le corps de façon ignoble : à l'acide avant de jeter ce qui restait de lui dans une rivière. Car pas de corps, pas de crime, ne cessent-ils de répéter. Chacun des protagonistes évoque tour à tour, en une ronde vertigineuse donnant le tournis, le déroulement des faits, en pensée, évocation entrecoupée de multiples digressions sur ses états d'âme, ses souvenirs d'enfances, ses obsessions, ses relations conjugales et familiales… Et c'est peu de dire qu'ils moulinent, les nerfs complètement à vif… A nous, lecteurs ahuris, de tamiser ce flot ininterrompu, mais souvent tronqué, et de percevoir la culpabilité, les névroses qui en jaillissent…A nous d'en faire émerger des pépites. A nous d'extraire de ce flux de conscience ininterrompu une signification arrêtée de l'inconscient… Qui sont ces cinq meurtriers qui doivent absolument garder le secret ? Qui sont ces cinq énergumènes qui vont se faire complétement dépassés par le crime ignoble commis, l'étau se resserrant peu à peu autour d'eux ? Il y a le collecteur de créances (c'est joliment dit pour quelqu'un qui rançonne les clients en retard), dit « collecteur du billard » du fait de sa passion pour ce loisir, le personnage pour moi le plus touchant, qui évoque souvent, et de façon poignante, sa grand-mère, toujours présente malgré sa mort, présente dans les petites graines poilues flottant au hasard entre deux eaux de l'air au printemps, il y a le frère du patron, amoureux de la soeur de l'homme assassiné et assez limité intellectuellement, l'herboriste un homme souffrant d'impuissance, malheureux en ménage et obnubilé par ses problèmes sexuels persuadé que sans corps pas de crime, le second collecteur de créances dont le père est parti à l'âge de sept ans le laissant seul avec sa mère, et enfin le patron, homme gros et laid, lui aussi amoureux de la soeur de l'homme assassiné qui n'a jamais voulu de lui. Des hommes malheureux, des hommes touchants, des hommes misogynes, à la fois fascinés par les femmes et les détestant, parfois odieux et lâches, des hommes ayant hérité d'un lourd passé, jouant très jeunes des rôles qu'ils n'auraient pas dû jouer ou abandonnés. Des hommes restés petits garçons qui voudraient juste être aimés…Des hommes de plus en plus touchants au fil des rondes, à mesure que nous comprenons l'ignominie des gestes exécutés, à mesure que croît la culpabilité…la ronde va s'enrayer, hoqueter, les condamner.
4. Le retour des caravelles
Antonio Lobo Antunes
3.91★ (120)

Avec « le retour des caravelles », l'un des plus grands auteurs lusophones nous offre une traversée de l'histoire de son pays totalement baroque, et jette en pâture le mythe des grandes découvertes et conquêtes territoriales sapant ainsi les bases du nationalisme portugais…je comprends pourquoi ce livre a fait grand bruit au Portugal à sa sortie, ce sont les héros de la splendeur de ce pays dont il se moque avec cynisme !
5. Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus légères que l'eau
Antonio Lobo Antunes
3.71★ (84)

Le thème de ce livre est la guerre en Angola. Cette guerre et ses séquelles sur ceux qui l'ont vécue est une thématique habituelle d'Antonio Lobo Antunes, lui-même ayant été médecin de guerre dans cette ancienne colonie portugaise, expérience qui l'a marqué du fait de sa grande violence. L'originalité réside sans doute ici dans le fait de découvrir ces séquelles aussi bien du côté des portugais que du côté des angolais. Thématique habituelle, mais aussi et surtout style habituel. Nous retrouvons dans ce livre paru en 2019 aux éditions Christian Bourgois, la façon d'écrire unique de l'auteur portugais, ce style exigeant, reconnaissable immédiatement, qui entremêle pensées, obsessions, paroles ; qui regroupe en un flot de pensée ininterrompu des images disparates comme elles apparaissent en une fraction de seconde dans nos têtes ; qui conjugue étonnamment un passé incurable à un présent instable, timide et précaire. Un chapitre, une seule et unique phrase, un personnage, un soliloque. Une syntaxe permettant de rentrer dans l'intimité des personnages tout en nous dévoilant l'Histoire de façon objective. Une manière percutante d'exprimer les atrocités au détour d'une page, alors que le lecteur ne s'y attend pas. Un livre dur qui ne cherche nullement à plaire, à édulcorer mais à nous plonger la tête dans le pire de l'homme. de façon presque hypnotique, en nous répétant, tels des mantras, certaines phrases clés mettant en valeur l'obsession qui confine à la folie.
6. L'ordre naturel des choses
Antonio Lobo Antunes
4.14★ (71)

Connaissez-vous ce sentiment diffus, celui ressenti à chaque livre ouvert d'un même auteur, de se sentir comme chez soi ? C'est ce sentiment rassurant que j'éprouve avec force à la lecture de chaque livre de Lobo Antunes. Cet auteur me permet de retrouver une ambiance, un décor, un paysage, une vie que mes ancêtres ont vécu, que personnellement je n'ai jamais connu, mais dont les multiples et étranges réminiscences à la lecture de ses livres prouvent la présence dans mes gènes. Comment expliquer sinon cette germination que je sens frétiller au plus profond de moi à chacun des romans avec cette sensation confuse de déjà-vu, de familier, et même d'intime ? Ses livres sont pour moi un ordre naturel des choses, sans doute ainsi ne suis-je pas très objective le concernant… La marque de fabrique de cet auteur portugais est reconnaissable entre toute : des flux de conscience se faisant flots, puis torrents, entrelaçant pensées brutes sans filtre, souvenirs, rêves, faits et gestes du moment dans un mouvement de vient et va incessant entre passé et présent. Souvent un chapitre est constitué d'une seule phrase lue en apnée, envoutante et exigeante. Unique. Pourtant, dans « L'ordre naturel des choses », paru en 2000, sans doute moins connu que quelques précédents livres comme le cul de Judas, le manuel des inquisiteurs ou encore L'exhortation aux crocodiles par exemple, cette singularité est moins présente, elle n'a pas atteint sa maturité de laquelle il ne déviera plus comme le montrent les livres parus ensuite, que ce soit La dernière porte avant la nuit, ou Jusqu'à ce que les pierres deviennent plus légères que l'eau. Ici le flux de conscience apparait juste à certains moments, dans certains chapitres précis, lors d'émotions vives…comme certaines scènes de tortures. Sinon, il y a bien des phrases, séparées par des points et peut-être un peu moins d'obsessions, moins de soliloques. Bref, un texte plus structuré, plus classique donc un peu moins fascinant à mes yeux. Cependant nous retrouvons le même souci de faire cohabiter le passé et le présent, l'avant et l'après, la faille entre les deux rivages étant constituée par la Révolution des oeillets de 1974. le passage de la dictature à la démocratie, fracture troublante pour ceux qui ont vécu les deux périodes, entrelacement perpétuel du fait des conséquences traumatiques de la guerre sanglante en Angola. Antonio Lobo Antunes a été présent dans cette colonie portugaise en tant que médecin et il a vu et vécu de telles horreurs que ses livres sont tous marqués par le sceau de cette histoire coloniale lusitanienne avec son lot de remords, de culpabilité et de rédemption. Et nous retrouvons cette plume, magnifique, sombre, qui suinte la mélancolie, la décrépitude, comme l'atteste la présence régulière de ruines envahies de plantes grimpantes et de tourterelles donnant lieu à un surgissement par moment d'images gothiques surprenantes et inquiétantes.
7. Je ne t'ai pas vu hier à Babylone
Antonio Lobo Antunes
4.38★ (40)

Proposé par @Isacom : « Qui parle, tout au long des immenses coulées qui forment les fleuves de l’œuvre d’António Lobo Antunes ? Et à qui ? Peu importe après tout : ces voix se mêlent, leurs monologues intérieurs se croisent sans rompre la solitude où chacune ressasse ses obsessions. C’est toujours le même livre, et pour qui est sensible à cette écriture en incises, à ce trouble, à ce vertige verbal, c’est un bonheur toujours renouvelé. » (Isabelle Rüf, Le Temps)
8. Le cul de Judas
Antonio Lobo Antunes
4.14★ (376)

Extrait de la critique de @The_Noir : "Dès la première phrase, les mots, telle une jungle de plantes exotiques, de sombres algues ou de solides lianes, s'élèvent inexorablement depuis le sol narratif pour enlacer nos membres, nos bras, nos mains qui s'accrochent désespérément aux pages du livre, et nous plongent sans remords dans l'atmosphère lourde de la dictature de Salazar, l'étouffante absurdité de la colonisation, dans la sanglante horreur de la répression de cette guerre d'indépendance angolaise. Avec le jeune et encore naïf narrateur-médecin, nous tâchons, comme de proto-amphibiens qui se débattent pour atteindre la terre ferme et son air purificateur, de survivre à l'absurdité quotidienne de la guerre, nous nous débattons dans le cauchemar de ces bourreaux de l'Afrique et leurs victimes. Tout cela nous est raconté, des années plus tard, par ce même narrateur, rescapé de l'horreur et définitivement blasé, dans un monologue débité à une femme dans un bar en guise de discours de séduction. Si le narrateur parvient à ses fins dans son effort de charmer, ce ne peut être que métaphore de notre parcours paradoxal, à nous lecteurs, captivés par le style baroque de l'écriture mais honteux de l'implacable horreur de notre passé colonial: nous restons fascinés-prisonniers de la logique absurde de ce récit comme ces animaux du jardin zoologique de Lisbonne évoqués dès la première page. En effet, cette guerre coloniale ne peut que briser les âmes des jeunes recrues et ne leur laisser que peu de chances de revenir intacts et se bâtir un avenir paisible dans leur pays natal. Tout définitivement, chaque regard, chaque pas, chaque rencontre désormais, pour le narrateur aura cet aspect délabré, cette odeur oxydée, cette atmosphère sclérosée d'un destin brisé. "J'écouterai à nouveau la fermentation du réfrigérateur qui ronronne de son sommeil de mammouth, les gouttes qui s'échappent du bord des robinets comme les larmes des vieux, lourdes d'une conjonctivite rouillée." nous raconte-t-il en guise de seule évocation du retour à son quotidien occidental. Lire Lobo Antunes, c'est donc être prêt à affronter un réalisme violent tissé de perles hyper-allégoriques où s'enfilent les comparaisons et les métaphores, toujours plus étourdissantes mais sordides. "Tout est réel : je passe ma main sur mon visage et le papier de verre de ma barbe me hérisse la peau, la vessie pleine enfle mon ventre de son liquide tiède, lourde comme foetus rond qui gémit." Qui comparerait sa vessie à un fœtus ? Quel autre écrivain ose user d'un tel réalisme pourtant si imagé ? Qui intitulerait son roman Le Cul de Judas? Dites-le moi! Comme ces colonnes de style manuélin du couvent des hiéronymes, les somptueuses phrases en volutes de Lobo Antunes nous enracinent dans cette terre féconde de brutalité pour enfin, plus que tout, nous inspirer la plus noble des empathies pour ceux des humains broyés par l'histoire, la guerre, l'impardonnable torture mentale et physique du fascisme et du pouvoir aveugle en général. À la fin du récit, nous lecteurs, tout autant perturbés sinon brisés que le narrateur par son récit de guerre, nous ne levons plus les yeux sur notre quotidien, ne portons plus le même regard sur notre histoire mais tentons désormais de nous éveiller d'une parole qui plus que la vérité crue a su nous bouleverser. Adieu ces souvenirs de Lisboa, adieu ces paysages du Douro. Adieu aussi ma nostalgie de la Belgique de mon enfance, tout cela repose sur un terreau de cruauté et de violence ! "
9. Molloy
Samuel Beckett
4.09★ (1084)

Molloy est un roman satirique à la fois merveilleux et dérangeant, jubilatoire et déprimant. Unique. Molloy est l'anti-héros de ce roman parodique dans lequel la plume est inventive et oscille entre le parlé et l'écrit, la gravité et l'humour, la vulgarité et la philosophie. le sens de l'absurde permet cependant une certaine distanciation, une prise de recul, salvatrice avec ce genre de livre angoissant. Il me faudra le relire pour tout comprendre et avant d'aborder les deux autres livres de la trilogie écrite directement en français il faut le souligner car Beckett est irlandais. Les deux autres tomes sont « Malone meurt » et « L'innommable ».
10. Malone meurt
Samuel Beckett
3.91★ (583)

Ce deuxième volet de la trilogie beckettienne est une pure merveille. L'étau se resserre autour de Molloy, qui se fait appeler ici Malone - peu importe le patronyme, il semble en changer régulièrement, plus jeune, lorsqu'il se raconte, n'est-il pas Morand voire Micmann ? –. A l'errance interminable commençant par la claudication puis la reptation dans les bois, pour finir par la paralysie de Molloy amené alors dans le lit de sa mère, répond ici le clouage définitif du vieil homme grabataire dans ce même lit. « Molloy » donnait à voir le mécanisme progressif de la déchéance, ici notre homme est totalement impotent et grabataire. Il a oublié la propriétaire précédente du lit, sa propre mère, et attend la mort en s'inventant des histoires. L'inconscient refait surface par moment, de façon touchante et troublante, pour contrer cet oubli maternel dans ce lit d'agonie, lorsqu'il sent confusément en ses draps un terreau familier dans lequel frétillent ses racines originelles. « Il y a des moments où j'ai le sentiment d'être ici depuis toujours, peut-être même d'y être né. Cela expliquerait beaucoup de choses. Ou d'être revenu ici après une longue absence. Mais c'est fini les sentiments, les hypothèses ». « Malone meurt » est le monologue intérieur du narrateur qui, pour combler le temps qui le sépare de sa mort prochaine, raconte à la première personne ce qui lui passe par la tête en un flux de conscience tortueux comme je sais tant les apprécier (même si pour moi le maître en la matière reste Antonio Lobo Antunes), constitué d'inventaire à la Prévert des biens en sa possession qui gisent dans la chambre, de ses sensations physiques et psychiques, de commentaires sur son propre récit au lecteur qu'il interpelle directement, d'ironie sur son état et sa façon de se raconter, d'interruptions brutales de phrases pour donner son impression, de reprises, de digressions, de sauts d'une idée à l'autre, de phrases courtes, de phrases longues accumulant les participes présents, de mélange de langage écrit et de langage parlé.
11. Le bruit et la fureur
William Faulkner
3.99★ (7173)

Le titre est inspiré de Macbeth de Shakespeare « C'est une histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». Sa caractéristique est d'être composée de quatre grandes parties, avec quatre narrateurs différents. C'est ainsi un roman choral portant sur quatre voix désespérées. Quatre cris. Quatre journées. le bruit et la fureur des membres d'une famille en déclin dans un État du sud des États-Unis. Mais surtout le génie du livre, qui raconte une histoire finalement assez simple, repose sur quatre manières, fragmentée, perturbée et bouleversée, d'exprimer sa désespérance à l'image sans doute du regard que porte Faulkner sur ce monde fracassé : les soliloques incroyables d'un handicapé mental, les divagations et monologues intérieurs d'un homme en passe de se suicider, jaloux de sa soeur pour laquelle il éprouve de l'amour et qui va se marier, l'amertume glaciale et implacable d'un autre frère qui prend conscience de la chute familiale, le constat résigné et humain de la vieille bonne de la famille qui est là depuis des décennies, témoin impuissante de la fin de cette famille. Benjy, Quentin, Jason et Dilsey. Aucune structure narrative ne relie les différentes parties qui ont toutes un style bien marqué. Si les deux premières parties donnent cette impression étonnante d'être reliées directement aux pensées fleuve des protagonistes, la troisième partie avec Jason montre une normalité froide, des phrases ordinaires sans ambiguïté, la quatrième partie repose enfin sur une conception classique du roman où un narrateur nous fait part des pensées les plus intimes de Dilsey et de Jason. Voilà quatre manières de crier, d'exprimer sa fureur. Pour ma part ce sont les deux premières parties qui me touchent le plus, cette manière de rendre compte des pensées d'un personnage comme si nous étions réellement dans sa tête, courant de conscience qui me fait aussitôt penser à Antonio Lobo Antunes, mais lorsqu'il s'agit en plus d'un homme handicapé mental, cela se transforme en une expérience inouïe qui m'a profondément touchée.
12. L'autre nom
Jon Fosse
3.46★ (151)

Nous suivons Asle en cette fin d'année. Il est peintre, veuf, et vit seul dans une maison sur la côte sud-ouest de la Norvège, dans un village reclus nommé Dylgja. Sa vie est simple et assez solitaire. Il n'a que deux amis : son voisin Asleik, pêcheur traditionnel et Beyer son galeriste qui vit dans la grande ville d'à côté, Bjorgvin. Dans cette grande ville, vit également un autre homme du nom de Asle comme lui, qui est peintre comme lui, qui porte un grand manteau noir et une sacoche en cuir marron comme lui, cheveux blancs ramenés en chignon comme lui (et comme l'auteur d'ailleurs, je lisais en imaginant deux Jon Fosse jumeaux…allez voir le portrait de l'auteur, il a une présence charismatique, l'imaginer dans le livre a rendu le texte plus percutant)… Sauf que ce second peintre est alcoolique au point d'y perdre la santé. Une version alcoolique et urbaine de lui-même. Ce second Asle est en quelque sorte ce que le premier Asle aurait pu devenir s'il n'avait pas arrêté l'alcool des années auparavant. Asle « voit » son double même lorsqu'ils sont éloignés, mu par un sentiment de culpabilité omniprésent : « et je roule toujours vers le nord, dans le noir, et je vois Asle assis dans son canapé, et il regarde quelque chose et il ne regarde pas quelque chose, et il tremble, il frissonne, il tremble tout le temps, il frissonne tout le temps, et il est habillé exactement comme je suis habillé ». Dans la nuit du lundi, il le trouvera étendu dans la neige, le conduira à l'hôpital, dormira à l'hôtel puis repartira le lendemain chez lui avec le chien du malade. Asle a réussi, contrairement à son double, à trouver la lumière dans l'art, l'abstinence, la foi. Cette recherche de lumière se retrouve à maintes reprises dans le roman et surtout dans les tableaux d'Asle envahis d'ombres lumineuses. Une esthétique du contraste qui rejoint sa vision du monde empreinte de dualités. L'autre nom réunit les deux premiers tomes de d'une septologie de près de mille pages, septologie écrite en une seule phrase (c'est fou, oui). Il est traversé par une façon unique d'écrire que certains nomment déjà du nom d'un nouveau courant littéraire : « le réalisme mystique ». Je ne connaissais que Karl Ove Knausgaard, Knut Hamsun et Roy Jacobsen comme auteurs norvégiens. Celui qui est devenu un phénomène littéraire récemment en Norvège est Knausgaard, et le moins que l'on puisse dire, c'est que ces deux auteurs sont très différents. Knausgaard se base sur l'autofiction pour écrire ses livres, Jon Fosse est à l'opposé de toute forme d'autofiction puisqu'il écrit sans temporalité, sans rapport à sa vie, et que tout est métaphorique et soumis à interprétation. le seul objectif de Fosse est de faire émerger de l'obscurité toute la lumière, comme le peintre Asle, tout en étant conscient des zones d'ombres qui nous sont constitutives. Un coup de maitre qui se mérite !
13. Melancholia 1
Jon Fosse
4.05★ (62)

La maladie mentale vue de l'intérieur, en une écriture de l'hyperlucidité et des hallucinations… Lorsque j'ai découvert le titre de ce premier livre du norvégien Jon Fosse traduit en français en 1998, je n'ai pu m'empêcher de penser au film danois Mélancholia, de Lars von Trier qui évoque les quelques heures avant l'arrivée imminente et fatale d'un astéroïde venant percuter la Terre. Etrangement c'est le personnage qui a le plus de fêlures dans le film, joué par Kirsten Dunst, qui arrive à garder son sang-froid, profitant langoureusement des dernières heures de vie sur terre, alors que les personnes dites « normales » perdent les pédales sur ces dernières heures, certaines se suicidant quand d'autres sombrent dans le chaos. de quoi relativiser les frontières de ce que nous appelons la folie… Ce rapprochement entre le film et le livre, tous deux scandinaves, est d'autant plus drôle à établir que le livre évoque la vie bien réelle d'un Lars, Lars Hertervig, considéré aujourd'hui comme le peintre le plus important de Norvège. Né en 1831, de parents pauvres et quakers (mouvement religion très puritain dans lequel le silence absolu permet d'atteindre sa lumière intérieure), étudiant en Allemagne à l'Ecole des Beaux-arts, souffrant de nombreux troubles nerveux, il fut interné à l'asile d'aliénés de Gaustad en 1856 puis à celui des pauvres où il meurt en 1902 miséreux et pratiquement inconnu. Sa célébrité ne lui est venu qu'à titre posthume. La mélancolie ici n'est pas celle issue du sens commun d'une mélancolie comme tristesse rêveuse des artistes, acception poétique et charmante que nous employons souvent ici comme un adjectif désignant une qualité (ne l'ai-je pas utilisé pour mon dernier livre lu, La mer de la tranquillité ?), mais véritable maladie mentale. le peintre a été diagnostiqué mélancolique en 1856 puis interné. Il estimait que la cause de sa maladie était due à une observation fixe, du fait de son activité, de "trop de lumière de soleil dans ses paysages". de fait, les symptômes de sa maladie se concrétisent via les couleurs, le peintre a une perception très intense des couleurs de la lumière et cela le pousse vers de vastes zones d'ombre de la folie, tout en étant source d'une peinture très lumineuse et transcendante qui est reconnue aujourd'hui comme étant l'une des clés de voute de l'histoire de l'art norvégien, ses peintures de paysages côtiers lumineux étant un peu le symbole de la cote norvégienne. Le tableau le plus connu du peintre, et celui qui permet de voir toute l'étendue de son talent, est le tableau « Vue de l'île de Borgøy » (1867) où la lumière nordique a un effet de transparence sur le ciel et le fjord, comme si tout devenait translucide, créant une dimension sacrée, mystique, renforcée par la présence d'un rocher noir derrière les nuages. Jon Fosse a fait le pari fou, en deux volumes, de s'inviter dans la tête de Lars Hertervig, de plonger dans ses pensées, en un monologue pétri d'obsessions, de répétitions. Et c'est tout bonnement fascinant tout en étant source d'un malaise réel pour le lecteur. Jon Fosse nous donne à voir la maladie de l'intérieur, un peu comme le fait William Faulkner dans le bruit et la fureur mais dans une dimension selon moi encore plus intime et percutante. Par ailleurs, l'auteur réussit à rendre compte de sa folie via les couleurs et la vision de la lumière du peintre, il arrive à nous faire ressentir le lien que le peintre établissait lui-même entre sa folie et les couleurs, la lumière. Nous retrouvons d'ailleurs sans arrêt dans ce livre les couleurs tranchantes du tableau cité précédemment, nous voyons le bleu et le blanc du fjord, la lumière blanche et les visions agressives et hallucinées déclenchées par le blanc et le noir (voir à ce sujet une des citations posées). « Monsieur Winckelmann est maintenant seul dans l'encadrement de la porte et il secoue la tête. Et la tête de Monsieur Winckelman devient de plus en plus grande, et ses yeux noirs deviennent gros puis grandissent encore, puis ses yeux noirs glissent hors de sa tête et ses yeux commencent à se mouvoir dans la chambre, librement, les yeux se meuvent librement dans la chambre et les yeux deviennent de plus en plus gros, de plus en plus noirs, puis les yeux s'approchent de moi, puis ils s'éloignent, les yeux emplissent la chambre… ». Le noir et blanc s'opposent ainsi beaucoup dans le livre, les deux couleurs semblent agir sur son cerveau comme des couleurs saturées qui l'agressent constamment. La lumière elle est une couleur à part entière et apparait dans le livre de manière obsessionnelle, notamment via la jeune fille de quinze ans sur laquelle Lars Hertervig a jeté son dévolu, une blonde aux yeux bleus qui l'obsèdent au point de ne pas se rendre compte qu'il a un comportement déplacé et effrayant vis-à-vis d'elle, encore enfant. Le mauve enfin est très présent, il porte un « joli costume de velours mauve » comme il le répète sans arrêt, le mauve étant la couleur de la spir
14. Melancholia II
Jon Fosse
4.92★ (17)

Anatomie d'une chute, l'écriture est à l'image de pensées de quelqu'un qui est dans la décrépitude physique et mentale : obsessionnelle, incohérente, sensible, répétitive, litanies de mots, de phrases répétées à l'envi. C'est une expérience de littérature là encore qui me fait beaucoup penser à Beckett, à Molloy ou à Malone meurt, dans cette façon d'être dans les pensées d'un un vieillard grabataire que nous n'osons même pas toujours approcher dans la réalité…de là à plonger en lui…pour voir ce qui nous attend peut-être…comme j'avais conclu Melancholia I, je ne peux que dire, c'est brillant, totalement brillant…
15. Étraves
Sylvain Coher
3.23★ (125)

Mon coup de cœur 2023 ! Soliloque haut en couleur et courageux dans lequel nous suivons l'histoire d'un jeune marin d'une quinzaine d'années, Petit Roux, qui s'oppose au reste de l'équipage. Sa mère, Câline vient de mourir et, comme avec tous les macchabées, l'équipage désire fissa la manger. Petit Roux défend le corps maternel au péril de sa vie, il lui a fait la promesse de trouver un îlot pour pouvoir l'enterrer dignement, promesse véritable prouesse car il faut alors braver les lois et trahir les siens pour s'approcher de ce jardin interdit et fantasmé. Il s'enfuit avec le cadavre, désormais seul sur les eaux tumultueuses. Et c'est son Odyssée qui est racontée, ses différents périples pour trouver des vivres, changer d'embarcation, embaumer le corps le temps de trouver enfin la terre promise, déjouant la foudre des éléments et la fureur des hommes rencontrés sur son chemin. le Ghost le suivait au loin, voulant punir le fuyard. Ainsi s'est-il retrouvé près des côtes. Coup de coeur pour ce récit maritime aux allures de conte servi dans une langue tout à fait étonnante, totalement créative, inventive, empruntant à l'argot, aux récits maritimes classiques, à la technique marine, aux expressions que l'auteur tord et déforme à sa guise, aux néologismes surprenants. Cette lecture est une vague rafraichissante et romanesque qui sort des courants battus. J'en suis encore sonnée et éblouie, les orbites en cale sèche à les maintenir grandes ouvertes tant mon admiration fut immense : comment Sylvain Coher a-t-il pu imaginer et écrire tout un livre de la sorte, avec cette plume si singulière, et faire de son livre une magnifique aventure de littérature ? Chaque phrase, lue à voix haute pour ma part, m'a donné l'impression d'une perle trouvée dans une huitre tant chacune d'elles est taillée au cordeau, irisée, subtile, élégante et imprévue. C'est à la fois drôle et poétique, cru et éclatant, suranné et ultra-moderne…
16. G. A. V.
Marin Fouqué
3.01★ (145)

Extrait de la critique de @LaBiblidOnee : "Je sais que j'ai le droit de garder le silence, mais je voudrais témoigner du beau combat auquel je viens d'assister dans cette lecture. Il est à la fois intérieur et sociétal, rythmé de phrases choc, coups de poing, avec des mots qui volent en éclat, éparpillés, comme les pensées des gardés à vue qu'il nous est donné de côtoyer dans ce roman. Pourquoi sont-ils là ? Comment le vivent-ils ? Dans G.A.V., l'auteur nous fait vivre l'expérience de la garde à vue en nous plaçant dans la tête de ses personnages : On se retrouve seuls avec leurs pensées, enfermé physiquement mais aussi mentalement puisque, sans distraction, il n'y a plus moyen d'occuper les réflexions autrement qu'en les laissant se dérouler, révélant le plus profond des êtres. Elles prennent alors toute la place, une place démesurée, rebondissant contre les murs de la cellule et contre les parois de notre cerveau, vomissant rage, impuissance, idées politiques, histoires personnelles..."
17. Mrs Dalloway
Virginia Woolf
3.83★ (8297)

Proposé par @larmordbm : Le roman, publié en 1925, raconte la journée d'une femme élégante de Londres, en mêlant impressions présentes et souvenirs, personnages surgis du passé, comme un ancien amour, ou membres de sa famille et de son entourage. Ce grand monologue intérieur exprime la difficulté de relier soi et les autres, le présent et le passé, le langage et le silence, le mouvement et l'immobilité. La qualité la plus importante du livre est d'être un roman poétique, porté par la musique d'une phrase chantante et comme ailée. Les impressions y deviennent des aventures. C'est pourquoi c'est peut-être le chef-d'œuvre de l'auteur - la plus grande romancière anglaise du XXe siècle.
18. La Conscience de Zeno
Italo Svevo
4.01★ (1337)

Proposé par @larmordbm : Composé en 1923, La Conscience de Zeno est sans doute le premier grand roman inspiré par la psychanalyse. Mais il est bien plus que cela. Avec la confession de son héros - narrateur qui entreprend d’évoquer pour le médecin qui le soigne les faits marquants de son existence, il demeure l’un des livres fondateurs de la littérature européenne du xxe siècle. C’est Eugenio Montale, Benjamin Crémieux et Valery Larbaud qui révélèrent et imposèrent simultanément, en France et en Italie, pendant l’hiver 1925-1926, le nom d’Italo Svevo, l’écrivain triestin né en 1861, et qui allait mourir en 1928...
19. Le livre de l'intranquillité
Fernando Pessoa
4.46★ (3267)

Proposé par @larmordbm, voici sa critique : J'ai l'impression d'avoir lu un livre majeur, l'un des plus importants, à mes yeux, à ce jour, l'un des plus difficiles aussi, qui requiert concentration et attention extrêmes. Le livre de l'intranquillité, dans la version de 1988 que j'ai lue et qui n'est, en fait, que le premier tome de l'oeuvre complète, est composé de 157 fragments, notes rédigées par Fernando Pessoa de 1913 à 1934, et attribuées par ses soins à un semi-hétéronyme, Bernardo Suares, l'une des nombreuses créatures fictives imaginées par l'auteur, semi-hétéronyme car présentant des caractéristiques communes avec lui. Les fragments ne suivent pas un ordre chronologique. Ils ont été regroupés en trois grandes thématiques. Comment le qualifier ? Journal intime, autobiographie ? Je préfère journal d'une auto-analyse. Alors qu'il travaille le jour comme comptable dans une petite entreprise, Fernando Pessoa se livre le soir et la nuit, dans ses écrits, à un vertigineux travail d'introspection, d'analyse quasi chirurgicale de ses états d'âme et de ses pensées. Il confie sa difficulté à entrer en contact avec les autres. Il évite toute intimité avec ses congénères, n'éprouvant aucune empathie, ne ressentant aucune émotion et ne décodant pas leurs réactions. Son sens aigu de l'observation l'a doté de sérieuses connaissances en psychologie, mais il ne peut les utiliser dans les relations interpersonnelles. Il ne peut aimer les hommes et les femmes, ou n'aime que l'idée de les aimer, ou la représentation qu'il en a. Faute de volonté, victime d'aboulie, il ne peut pas non plus agir, et se réaliser dans des actions concrètes, dans le champ du réel. Fuyant les humains et la réalité, il se réfugie dans les rêveries, dans les illusions, dans la sublimation artistique, et invente des personnages fictifs sur lesquels il peut projeter son moi fragmenté, diffracté, et dont il garde la maîtrise en les faisant communiquer et interagir ensemble. Au fil des pages et des notes éparses, on voit, en effet, apparaître un être multiple, confronté à une carence affective et à un trouble de l'identité, absent à soi et aux autres, qui n'a qu'une conscience extérieure de lui-même et qui prend plaisir à se vivre autre. "Je n'ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même". Seule la prose, l'importance qu'il accorde à ses sensations, et les contemplations esthétiques, lui permettent de rassembler les éléments épars de sa personnalité. Fernando Pessoa est un cerveau en ébullition, qui, paradoxalement, a développé une hypersensibilité, en s'isolant, en refusant le monde des émotions. Jonglant entre des états de conscience et d'hyper-conscience, il navigue dans les rues de Lisbonne, en observe les ciels nuageux, se perd en divagations intellectuelles et lyriques, et oscille entre rêve et réalité, en quête d'idéal et de sens. Le livre de l'intranquillité est un voyage abyssal à l'intérieur de soi, une odyssée dans les replis de la pensée, de la souffrance, aux confins de l'inconscient. Je suis convaincue de n'avoir évoqué qu'une infime partie de ce livre passionnant qui mérite qu'on s'arrête à chaque page pour la relire et dont la plupart des phrases pourraient faire l'objet de citations, tant sont nombreuses les fulgurances métaphysiques et poétiques.
20. Les Carnets du sous-sol (Notes d'un sous-terrain)
Fiodor Dostoïevski
4.18★ (2215)

Proposé par @Carolina78 : Publié en 1864 Les Carnets du sous-sol, longtemps méconnu, est pourtant un texte central dans l'oeuvre de Dostoïvski. Seul dans son "souterrain" un homme parle et parle encore. A l'instar du monde, le mouvement de sa parole, inquiet, exalté, jamais ne s'arrête. Cet homme parle de lui et dit la haine, la solitude, l'humiliation. Il parle de meurtre. On trouvera dans Les Carnets du sous-sol comme une épure des thèmes essentiel de l'oeuvre. Réfugié dans son sous-sol, le personnage que met en scène Dostoïevski ne cesse de conspuer l'humaine condition pour prôner son droit à la liberté. Et il n'a de répit qu'il n'ait, dans son discours, humilié, diminué, vilipendé les amis de passage ou la maîtresse d'un soir.
21. Ulysse
James Joyce
3.80★ (2613)

Proposé par @Isacom : L'action d'Ulysse se passe en un jour, à Dublin, en 1904. Le personnage d'Ulysse est un petit employé juif, Leopold Bloom ; Stephen Dedalus, jeune Irlandais poète, est Télémaque ; Marion, femme de Bloom et qui le trompe, est Pénélope. Rien n'arrive d'extraordinaire au cours de cette journée. Bloom et Dedalus errent dans la ville, vaquant à leurs affaires, et se retrouvent le soir dans un bordel. Chaque épisode correspond à un épisode de L'Odyssée. Mais la parodie débouche sur une mise en cause du monde moderne à une époque de muflisme. Joyce exprime l'universel par le particulier. Bloom, Dedalus, Marion sont des archétypes. Toute la vie, la naissance et la mort, la recherche du père (Dedalus est aussi Hamlet), celle du fils (Bloom a perdu un fils jeune), toute l'histoire sont contenues en un seul jour. C'est à Rabelais, à Swift que l'on peut comparer l'art de Joyce qui a écrit, dans Ulysse, la grande œuvre épique et satirique de notre temps.
22. Les lionnes
Lucy Ellmann
3.31★ (378)

Proposé par @Romileon : Le fait que...voilà la ritournelle de ce livre, en boucle, injonction à une forme d'hypnose...J'ai picoré ce livre et ne l'ai pas lu comme un livre normal car ce livre est hors norme... le fait que l'auteur arrive à me toucher, le fait que j'ai été comme en apnée lorsque je picorais ce texte, dense, véritable fleuve de 1 phase, une seule , déferlement de pensées,de listes de courses, de publicité, de musique, de jeux de mots aussi (je me suis demandée comment avait fait la traductrice pour traduire ces jeux de mots)...inclassable et irrésistible...je me surprends à me dire, tiens est-ce que moi aussi j'entremêle ainsi mes pensées, ce que j'entends, ce que je vois. Cela se passe-t-il ainsi dans le cerveau? Ce livre vaut le détour !
23. Le Planétarium
Nathalie Sarraute
3.39★ (516)

Proposé par @Patsales / Extrait de la critique de @Veroherion : "Pour les amateurs de "Nouveau Roman". Ce n'est pas un roman facile à lire, ni un roman qui prend aux tripes. C'est un pur exercice de style, selon moi. Il se lit principalement avec l'esprit. On ne s'attache pas du tout aux personnages. Mais l'exercice qu'entreprend là, Nathalie Sarraute, est vraiment étonnant et selon moi, s'il faut lire un roman de cette auteure, c'est celui-ci. C'est très difficile d'en parler mais en gros, l'attrait principal de son écriture, est la manière dont elle parvient à écrire le non-dit, comme elle parvient à faire sentir en quelques fines descriptions les rapports complexes entre les gens, comment une petite réflexion acerbe d'un personnage mine la personne qu'il a en face de lui. Elle met tout cela en scène, comme une naturaliste qui décrirait le comportement des animaux ou des plantes. Guère d'émotions, donc, mais du pain béni pour la curiosité intellectuelle".
24. Enfance
Nathalie Sarraute
3.63★ (5499)

Proposé par @larmordbm : Ce livre est écrit sous la forme d'un dialogue entre Nathalie Sarraute et son double qui, par ses mises en garde, ses scrupules, ses interrogations, son insistance, l'aide à faire surgir « quelques moments, quelques mouvements encore intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs (...) ouatées qui se défont et disparaissent avec l'enfance ». Enfance passée entre Paris, Ivanovo, en Russie, la Suisse, Pétersbourg et de nouveau Paris. Un livre où l'on peut voir se dessiner déjà le futur grand écrivain qui donnera plus tard une œuvre dont la sonorité est unique à notre époque.
25. La modification
Michel Butor
3.67★ (1649)

Proposé par @larmordbm : Dès la première phrase, vous entrez dans le livre, ce livre que vous écrivez en le lisant et que vous finirez par ramasser sur la banquette du train qui vous a conduit de Paris à Rome, non sans de multiples arrêts et détours.
26. Winterreise
Elfriede Jelinek
3.42★ (30)

Proposé par @Isacom : Ce virulent monologue, plus intime et politique que jamais, revisite principalement le cycle de vingt-quatre lieder de Schubert intitulé Die Winterreise, d'après des poèmes de Wilhelm Müller. Chaque lied composant ce cycle poético-musical est caractérisé par une figure, un emblème. Jelinek récupère ces figures à son profit et en propose une relecture contemporaine nourrie par une réflexion hyper critique sur le monde moderne, ses déviances, ses perversions, ses constellations : scandales politico-financiers, perversité de l'opinion publique, sexualité médiatisée par internet (affaire de Natascha Kampusch), culte du sport et de la jeunesse. Sur fond d'un paysage délabré resurgit l'enfance ruinée de l'auteure, l'amour-haine d'une mère dominatrice et la démence du père. Porté par une langue qui bataille contre elle-même, le cycle s'achève sur une réflexion lucide et ironique quant à son propre rôle d'auteure : "Nous ne voulons pas vous écouter, vous, avec vos éternelles vieilles rengaines. Votre assiette est pleine, ça devrait vous suffire."
27. Des arbres à abattre
Thomas Bernhard
4.24★ (239)

Eloge de la fuite et mélancolie des retours, hypocrite comédie des retrouvailles, horreur de soi-même et des autres auxquels on risque tant de ressembler, honte et malaise devant un passé révolu qui n'en finit pas de se survivre dans une hideuse décrépitude, humour sanglant du moraliste - et haine, haine implacable de tous les médiocres accommodements auxquels on ne peut s'empêcher parfois de prendre part : il y a de tout cela dans Des arbres à abattre, méditation cruelle sur les puissances d'artifice et de mensonge qui falsifient l'existence.
28. Extinction
Thomas Bernhard
4.15★ (335)

Huit jours après avoir assisté au mariage de sa sœur dans le château familial de Wolfsegg, en Autriche, Mureau, le narrateur, rentré à Rome doit repartir. Cette fois, pour participer aux funérailles de ses parents et de son frère, morts dans un accident de voiture. Brebis galeuse d'une famille attachée à ses traditions, héritier d'un domaine dont il n'a que faire, Mureau retourne dans ce lieu grandiose, avec ses rites respectés et bafoués à la fois par son père, ancien membre du parti nazi, par sa mère, maîtresse de l'archevêque Spadolini, haut dignitaire du Vatican. Il lui faudra raconter tout cela pour "éteindre" définitivement tout ce qui le rattachait encore à son enfance et à sa jeunesse. De toutes les œuvres de Bernhard, celle-ci est la plus romanesque : un décor fabuleux, un personnage fascinant (l'archevêque) donnent une dimension impressionnante à l'histoire qui finit, dans la description des funérailles, par une sorte de crépuscule des dieux, devenus des marionnettes sinistres sur la scène du monde actuel, où tout s'effondre.
29. Le Naufragé
Thomas Bernhard
4.14★ (283)

Glenn Gould, Wertheimer et le narrateur se sont rencontrés, il y a vingt ans, au Mozarteum de Salzbourg, pour y suivre les cours d'Horowitz. D'emblée, Gould s'est imposé comme musicien génial, tandis que ses deux comparses, écrasés par la personnalité du pianiste, ont perdu toute illusion d'une carrière de virtuose. Le narrateur a lâchement abandonné son Steinway pour la rédaction toujours recommencée d'un essai sur Gould. Wertheimer a choisi de sombrer, doucement, définitivement, jusqu'au suicide, par pendaison, dans la maison de sa soeur. C'est ce destin terrifiant, grotesque et absurde, que retrace le narrateur peu après le suicide, en même temps qu'il dessine le portrait complexe de Gould, à travers un long monologue. Un "je" intérieur qui n'est jamais qu'un survivant, un suicidé en sursis, devancé par son ami. Réflexion sur la réalisation inéluctable d'une pensée suicidaire, "un suicide mûrement réfléchi", Le Naufragé est un parcours sans échappatoire de la dégradation, de l'autodestruction, au rythme des Variations Goldberg et de L'Art de la fugue. C'est aussi l'occasion, pour Thomas Bernhard, toujours furieux et drôle, de déclamer le caractère dérisoire de ce triomphe de survivre, simple degré de plus dans le malheur. --Céline Darner
30. Le faon
Magda Szabo
3.69★ (155)

Proposé par @larmordbm : Eszter est une comédienne célèbre. Pourtant, les frustrations de son enfance - entre des parents ruinés mais de très vieille aristocratie - renaissent et s'exacerbent quand elle découvre qu'Angela, l'ancienne gamine trop parfaite de son village natal, est l'épouse de l'homme qu'elle aime, et qui l'aime. Le Faon dit la jalousie, plus, la haine, vécue comme un maléfice, à l'égard d'un être qui symbolise tout ce que la petite fille que fut Eszter n'a pas connu, n'a pas été. Son monologue est celui d'une femme qui se donne, se confesse, et qui expie.
31. Malina
Ingeborg Bachmann
3.85★ (224)

Proposé par @larmordbm : "Emprunté à la médiathèque, Malina dont le titre m'a attiré car il m'a rappelé un film avec Isabelle Huppert, est une vraie expérience de lecture, pas forcément toujours agréable. Nous assistons, dans ce livre aux accents autobiographiques, aux déboires sentimentaux et existentiels d'un personnage féminin "Moi" qui ressemble beaucoup à Ingeborg Bachmann. La narratrice, dont la personnalité est fragile, nous relate dans les première et troisième parties de l'ouvrage ses relations amoureuses avec deux hommes, un amant hongrois et un compagnon, qui, tous deux, ne semblent pas répondre à ses aspirations. Elle est dépendante d'eux, en quête d'une réassurance et d'une identité qu'elle ne parvient pas à trouver. La deuxième partie du livre, plus obscure et mystérieuse est consacrée à des souvenirs d'enfance avec un père violent et incestueux. Elle nous donne des clés de lecture pour comprendre le mal être et les difficultés de la narratrice. Nous sommes à Vienne après la guerre, dans un pays qui a vécu les traumatismes du IIIème Reich. Ingeborg Bachmann, dont le père était nazi, nous amène à partager avec elle une expérience de décomposition et de morcellement, au travers d'un récit fragmenté composé de prose, de dialogues, de lettres inachevées. Son écriture froide et dépersonnalisée est émaillée de fulgurances poétiques. J'ai beaucoup aimé au début du livre la description fantasmée de Vienne et l'absence de frontières entre la ville et le psychisme de l'autrice. Le tout est déroutant, assez rude mais il donne envie d'en savoir plus sur Ingeborg Bachmann".
32. Trois sentiers vers le lac
Ingeborg Bachmann
3.83★ (87)

Proposé par @larmordbm : "Un choeur de voix féminines m'enveloppe et m'ensorcèle. Elles sont cinq à prendre la parole dans ces nouvelles. Ce sont des voix un peu heurtées, déphasées, cacophoniques, qui s'interpellent d'une nouvelle à l'autre, font écho et se racontent des histoires, ou des bouts d'histoires, souvent avec des hommes qu'elles séduisent mais avec qui elles ont du mal à s'accorder. Il y a quelque chose qui cloche, ne les convainc pas, les laisse insatisfaites. Elles ont perdu le décodeur, sont légèrement en décalage avec la réalité. Elles parlent plusieurs langues, comme Nadja, traductrice, qui entame une relation avec un homme qu'elle vient de rencontrer dans un congrès. C'est juste le début d'une liaison ou une aventure de courte durée, un peu chaotique, à distance. Nadja est embarquée malgré elle dans ce périple, perdue dans le flot de mots qu'elle doit traduire, avec cet homme qui n'a d'autre attrait que celui d'être originaire de Vienne. Dans Problèmes, problèmes, Beatrix, immature, entretient une liaison avec un homme marié dont l'épouse fait plusieurs tentatives de suicide. Elle n'a ni formation, ni travail, et ses seuls plaisirs sont le sommeil et le coiffeur, et pourtant la dernière séance va virer au cauchemar. Dans Les yeux du bonheur, Miranda a un problème avec ses lunettes. Souvent, elle ne les trouve pas. Cela lui permet de voir les choses comme ça l'arrange. Elle va procéder de la même manière avec son amoureux. Il faut se laisser porter par ces longues phrases sinueuses et poétiques, par ces voix captivantes, moins âpres et désespérées que celle qu'Ingeborg Bachmann nous faisait entendre dans Malina, plus légères, distanciées, proches de nos interrogations, de nos errements, de nos maladresses. Dotée d'une capacité à décrire des situations avec une sorte d'"hyperréalisme émotionnel", cette écrivaine nous touche au cœur".
33. Merci
Daniel Pennac
3.09★ (348)

Proposé par @aski2 : Nous sommes au théâtre, lui sur la scène, nous dans la salle. On vient de le primer pour " l'ensemble de son œuvre ". Il remercie son monde. Enfin, il essaye...
34. Dans la grande nuit des temps
Antonio Muñoz Molina
4.02★ (545)

Proposé par @HundredDreams : "Dans le train qui le conduit, il espère, vers sa jeune américaine, Judith Biely, les pensées d'Ignacio vagabondent. Elles se bousculent dans son esprit, s’éloignent du présent, s’enfoncent dans les zones d’ombre de son passé. Son esprit voyage sans aucune chronologie sur le fil du temps, ses souvenirs s’égarent dans les recoins les plus sombres et troublants de son passé, comme autant d’instantanés, de petits fragments de vie : son pays déchiré par la guerre, sa rencontre avec Judith, l’effleurement de sa main sur sa peau, cette double vie source de tourments et de honte, cet amour passionnel qui l’envahit et le tourmente, ses manques de père, l’incertitude du futur, l’espoir de revoir un jour ses enfants. Oscillant entre politique et Histoire, amour et guerre, rêve éveillé et réalité, souvenirs et imagination, « Dans la grande nuit des temps » est un magnifique roman, intimiste et sensuel".
35. À la ligne : Feuillets d'usine
Joseph Ponthus
4.30★ (3740)

Proposé par @Sylviedoc : Ouvrier intérimaire, Joseph embauche jour après jour dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Le bruit, les rêves confisqués dans la répétition de rituels épuisants, la souffrance du corps s'accumulent inéluctablement comme le travail à la ligne. Ce qui le sauve, ce sont l'amour et les souvenirs de son autre vie, baignée de culture et de littérature. Par la magie d'une écriture drôle, coléreuse, fraternelle, l'existence ouvrière devient alors une odysséen où Ulysse combat des carcasses de bœuf et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes.
36. Les Chants de Maldoror
Comte de Lautréamont
4.14★ (1583)

Proposé par@ JeffreyLeePierre. Extrait de la critique de @Nelcie : "Le texte part dans tous les sens, c'est vrai. Plusieurs fois, enfin, presque tout le temps, je me suis demandée où voulait en venir l'auteur, avec toutes ces digressions, avec ces actes d'une barbarie sans nom. J'ai été non pas choquée, mais abasourdie par les détails foisonnants de scènes macabres, dont les descriptions font tout simplement froid dans le dos. C'est une non-histoire obscure, mais bon sang qu'elle est bien écrite, cette non-histoire !! Même les passages les plus sordides sont emplis de poésie. Les mots sonnent beau et cru en même temps. Je me suis surprise à apprécier cette apologie du Mal, comme une vile tentation que l'on répugne à bannir. Je savais que les monstres étaient omniprésents, prêts à surgir à tout moment de cette lecture, mais je ne pouvais lâcher ce livre, parce que la prose de Lautréamont est belle, qu'il use de mille et unes façons pour tenir le lecteur en alerte. Quand ce n'est pas une description machiavéliquement belle d'un crime, mettant en avant toute son horreur, ce sont les pensées de Maldoror, et ses digressions intellectuelles qui prennent forme, et là encore, on se laisse porter par la prose. Enfin, il y a ces moments de pure poésie, où l'on se dit qu'enfin, Lautréamont laisse tomber son obscurantisme pour nous offrir quelques moments de répits. Avant de réaliser qu'en réalité, ce n'est que pour mieux prendre le lecteur à revers, et lui balancer de manière plus subtile la part sombre de Maldoror"
37. Le démon de la colline aux loups
Dimitri Rouchon-Borie
4.30★ (2702)

Proposé par @PetiteBichette : Un homme se retrouve en prison. Brutalisé dans sa mémoire et dans sa chair, il décide avant de mourir de nous livrer le récit de son destin. Écrit dans un élan vertigineux, porté par une langue aussi fulgurante que bienveillante, Le Démon de la Colline aux Loups raconte un être, son enfance perdue, sa vie emplie de violence, de douleur et de rage, d'amour et de passion, de moments de lumière... Il dit sa solitude, immense, la condition humaine. Le Démon de la Colline aux Loups est un premier roman. C'est surtout un flot ininterrompu d'images et de sensations, un texte étourdissant, une révélation littéraire.
38. Reste
Adeline Dieudonné
3.70★ (2249)

Proposé par @PetiteBichette : Je ne suis pas certaine d'avoir pleinement saisi ce qui m'est arrivé, ni ce qui m'a conduite à agir comme je l'ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. À d'autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m'aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres. J'ai fait ce que je pouvais. Il n'y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c'est que je vous dois les faits. Je vais donc m'attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m'emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M. "
39. Je ne suis pas là
Lize Spit
4.19★ (586)

Proposé par @PetiteBichette : Lize Spit décortique au scalpel la folie qui s'invite dans un couple, elle pèle couche après couche l'oignon écœurant de la psychose qui gangrène le cerveau de Simon, qui ensevelit le couple, qui détruit à petit feu Léo. La jeune femme, face à la paranoïa délirante de son compagnon, voire parfois sa violence la plus abjecte, répond avec beaucoup de dévotion, qui force l'admiration, et parfois un peu de trahison pour tenter de tenir le coup. En se remettant en cause constamment. C'est à la fois terriblement touchant et très haletant, impossible de lâcher le livre tant nous avons peur, craignant le pire au côté de Léo duquel côté nous nous plaçons tout au long du livre.
40. On était des loups
Sandrine Collette
4.24★ (4560)

Proposé par @PetiteBichette : Tailler dans la pierre un coeur de père… Que j'aime les auteurs dont les écrits retranscrivent sans filtre les pensées, les émotions les plus personnelles et intimes, comme si nous étions, nous lecteurs, branchés directement sur le cerveau et l'âme du protagoniste nous prenant plus directement aux tripes et au coeur. le maître en la matière, à mes yeux, est le grand Antonio Lobo Antunes dont une phrase, sans aucune ponctuation, peut faire tout un chapitre à elle seule. Lire à voix haute permet alors de trouver le fil sur lequel tirer pour faire de ces méandres complexes, mélopée sauvage et brouillonne, un récit plus clair, hypnotisant et percutant. C'est tout simplement captivant et permet de voir que nous pensons sans arrêt, sans point ni virgule, passant très souvent du coq à l'âne. C'est tout simplement touchant car nous n'avons pas l'image que veut renvoyer le personnage en communiquant avec d'autres personnes, nous avons sa mise à nu, brute et sans masque. Sans aller jusqu'à cette extrémité, Sandrine Collette nous livre avec « On était des loups » le poignant monologue d'un homme taiseux et taciturne, Liam. Et nous trouvons ainsi un écrit structuré à l'aune des pensées les plus viscérales qui surgissent, des émotions qui affleurent, même les plus inavouables, une langue rugueuse, intime, primitive, aux mots entrechoqués, aux mots parfois crus, aux mots toujours sincères. Aux mots poétiques aussi.
41. Motl, fils du chantre
Sholem Aleikhem
4.07★ (28)

Proposé par @Carolina78 : Le petit Motl vient de voir mourir son père, qui était chantre à la synagogue. Devenu orphelin, il doit exécuter les tâches quotidiennes que lui imposent sa maman et sa vie de misère. Motl décide de les raconter avec son regard d'enfant juif d'Ukraine de la fin du XIXe siècle. Et comme il n'a plus rien à perdre, Motl rêve de quitter l'Europe pour l'Amérique... On retrouve avec le Motl de Sholem-Aleikhem ce qui a probablement inspiré René Goscinny et son petit Nicolas, la légèreté pour raconter des événements pas forcément légers. Ce roman est l'un des grands classiques de la littérature yiddish. Des générations de Juifs d'Europe orientale et de nombreux Juifs immigrés en Europe occidentale ou en Amérique se sont identifiés à Motl. Il s'agit d'un petit bijou d'humour et de sensibilité..
42. Le rêve d'un homme ridicule
Fiodor Dostoïevski
3.97★ (1293)

Proposé par @madameduberry. Essence pure de Dostoïevski, un condensé de son génie, cette nouvelle. Plus connu pour ses énormes romans, l'auteur russe signe là une nouvelle, très courte mais grandiose. Nous suivons les élucubrations d'un homme qui se dit être ridicule (le terme de ridicule au début du livre est confus…nous savons juste que plus il apprend des choses, plus il se dit être ridicule. C'est pour moi la conscience de notre petitesse face à la science et au savoir). Tentant de prendre de la distance pour devenir du rien, un zéro absolu jusqu'au fond de son âme, sans émotion et sans sentiment, il est prêt à se suicider. le revolver est acheté depuis deux mois, et une nuit particulière sera la bonne : « le ciel était terriblement obscur, mais on pouvait nettement distinguer les nuages, avec, entre eux, des taches noires insondables. Tout à coup, dans une de ces taches noires, j'ai remarqué une toute petite étoile, et je me suis mis à la regarder fixement. C'était parce que cette toute petite étoile m'avait donné une idée : j'ai décidé de me tuer cette nuit-là. ». Pourtant, la rencontre inopinée avec une petite fille désespérée cette même nuit, détresse qu'il va ignorer et mépriser, fera surgir chez notre homme, face à son revolver, de multiples pensées et interrogations ; il finira par s'endormir. Alors, en rêve, lui est révélée la Vérité. Dostoïevski nous transmet un message universel, celui du rejet d'une vie guidée par la raison et celui de l'Amour brut, viscéral. « La conscience de la vie est supérieure à la vie, la connaissance des lois du bonheur – supérieure au bonheur, voilà ce qu'il faut combattre ! ». Vivre les choses sans les intellectualiser, être heureux sans savoir pourquoi nous le sommes. L'Amour n'a pas de raison. le narrateur, suite à ce rêve, non seulement décide de vivre mais de prêcher cet Amour. Il devient alors ridicule mais le terme de ridicule prend à la fin de la nouvelle une toute autre signification : ridicule d'y croire, ridicule d'avoir cet espoir d'un retour du paradis perdu, ridicule d'aimer ceux qui se moquent de lui. Nouvelle messianique, christique…ou plutôt critique du christianisme. Notre personnage critique ce paradoxe de vouloir à la fois ériger des temples, de prier pour un paradis alors que les fidèles font tout pour ne pas le faire advenir : « ils voulurent tellement redevenir innocents et heureux, l'être une fois encore, qu'ils succombèrent devant le désir de leur coeur, comme des enfants, déifièrent ce désir, érigèrent des temples, et se mirent à prier leur propre idée, leur propre “désir”, tout en croyant pleinement, dans le même moment, qu'il était impossible et irréalisable, mais l'adorant jusqu'aux larmes et se prosternant devant lui. ». Suffit-il de croire en un Dieu pour ensuite ne pas vivre selon ses préceptes ? J'ai aimé dans cette nouvelle son côté fantastique, l'importance accordé au rêve. L'écriture fluide, directe. le ton ironique. A lire pour découvrir le talent de nouvelliste de Dostoïevski, à lire les yeux fermés !
43. Belle du Seigneur
Albert Cohen
4.02★ (17508)

Proposé par @Unchatpassantparmileslivres car le roman a beaucoup recours au monologue intérieur. "Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regardait trop, mais toujours de toute son âme approuvées, qui lui murmurait qu'ils étaient amoureux, et elle avait alors un impalpable rire tremblé, voilà, oui, c'était cela, amoureux, et il lui murmurait qu'il se mourait de baiser et bénir les longs cils recourbés, mais non pas ici, plus tard, lorsqu'ils seraient seuls, et alors elle murmurait qu'ils avaient toute la vie, et soudain elle avait peur de lui avoir déplu, trop sûre d'elle, mais non, ô bonheur, il lui souriait et contre lui la gardait et murmurait que tous les soirs ils se verraient." Ariane devant son seigneur, son maître, son aimé Solal, tous deux entourés d'une foule de comparses : ce roman n'est rien de moins que le chef-d'œuvre de la littérature amoureuse de notre époque.
44. Allah n'est pas obligé
Ahmadou Kourouma
3.76★ (2439)

Proposé par @JeffreyLeePierre. Il s'appelle Birahima, il a dix ou douze ans et, comme beaucoup d'enfants, il joue au petit soldat avec une mitraillette. "C'est facile. On appuie et ça fait tralala." Sauf qu'ici l'arme est bien réelle et les morts ne se comptent plus. Birahima fait partie de ces orphelins qui ont tout perdu et n'ont d'autre recours, malgré leur jeune âge, que de devenir des sortes de mercenaires dans les guerres tribales qui déchirent des pays comme le Liberia ou la Sierra Leone, les fameux enfants-soldats. Le tableau est atroce : c'est le règne du grand banditisme sous couvert d'activités soi-disant révolutionnaires, des massacres de populations civiles, les pires horreurs. "Mais Allah n'est pas obligé d'être juste avec toutes les choses qu'il a créées ici-bas." Tout est vrai, hélas, dans le livre d'Ahmadou Kourouma qui n'est cependant pas un document mais bien un roman. Ce qui rend encore plus percutante l'horreur racontée par un enfant avec un humour terrible qui renvoie chacun à ses responsabilités et à sa mauvaise conscience. --Gérard Meudal
45. Beloved
Toni Morrison
3.92★ (6634)

Proposé par @Laveze dont voici la critique : "Sethe vit avec sa fille Denver dans une maison qui semble hantée. Elles sont seules depuis la mort de Baby Suggs la belle mère et le départ de ses deux fils. L'arrivée de Paul D.Garner connu à Bon Abri 18 ans plus tôt va faire progressivement remonter à la surface les confidences de Sethe. On apprend ainsi qu'elle a épousé Hall, fils de Baby Suggs et qu'il lui avait racheté sa liberté. Paul désormais installé avec Sethe continue de raconter la plantation, la famille Garner, plutôt bienveillante avec les esclaves, la mort du maître et le changement radical avec l'arrivée du maître d'école. Denver découvre la vie de sa mère et un jour, au retour d'une foire, devant la maison se tient une jeune femme malade, Beloved. A partir de là Denver va apprendre la vie de Sethe, son départ de Bon Abri et surtout, Beloved. On est dans l'Ohio, après la guerre de sécession Morrison évoque l'infanticide pour éviter l'esclavage, preuve d'amour absolue, le style qu'elle développe laisse la place à l'imagination du lecteur, tout n'est pas explicite et à chacun de combler les vides. Morrison admirait Faulkner et on retrouve souvent son influence, ce n'est pas toujours d'une approche aisée mais c'est un roman fort qui mérite l'effort de lecture. Prix Pulitzer 1988."
46. Frère d’âme
David Diop
3.68★ (3179)

Proposé par @docline : Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.
47. Cinq heures avec Mario
Miguel Delibes
3.23★ (75)

Proposé par @Docline : Espagne années 60. Carmen veille son époux. Je crois qu'elle lit la bible que lui lisait de son vivant, et où il soulignait des phrases. C'est son point de départ pour lui faire tous les reproches du monde...
48. Et quelquefois j'ai comme une grande idée
Ken Kesey
4.24★ (1723)

Proposé par Onee (@LaBiblidOnee) : "Oregon, milieu du vingtième siècle. Une grève des bûcherons paralyse la ville et son économie mais n'aboutit à rien, car la famille Stamper continue d'approvisionner la grande entreprise en bois. Un syndicaliste tente de comprendre quel est le blocage de ce clan récalcitrant, afin de le convaincre de se rallier à la cause. Celui-ci vient en effet de rompre les négociations en accrochant devant sa maison un bras humain faisant un doigt d'honneur… Ca vous met dans l'ambiance ! Mais lorsque notre syndicaliste interroge l'épouse Stamper, il s'entend répondre que les raisons remontent à plusieurs générations. Autant dire que le mal s'annonce difficile à déraciner. . A ce moment-là de l'histoire une petite voix dans ma tête a chouiné : Pitié, ne me dites pas que de longues descriptions ennuyeuses de décennies de querelles familiales nous attendent …? Ouf : on va nous placer dans sa tête, ça promet d'être plus fun que prévu ! L'épouse commence alors son récit, qui sera interrompu et complété par les voix des autres personnages. Ce roman, incroyablement polyphonique, ouvre l'album de famille sur l'arrivée des Stamper à Wakonda, Oregon, les péripéties de son intégration et les querelles familiales jusqu'à ce jour. Henri Stamper était jeune lorsqu'il a décidé de s'établir à Wakonda. Il y a fondé son affaire mais aussi sa famille, composée de son fils Hank puis, avec sa seconde épouse, de son fils Lee parti faire ses études ailleurs. Il a fait venir d'autres membres de sa famille pour l'aider à faire tourner son entreprise de bucherons. Entendre, comprendre et ressentir chaque personnage est au centre de la narration de Ken Kesey. Ce qui est remarquable dans ce roman, c'est que la plume suit ce mouvement dans une construction qui, si elle peut paraître schizophrénique au départ, est en réalité d'une précision chirurgicale : Au départ, les interventions des personnages viennent s'immiscer dans la narration omnisciente via italique ou parenthèses ; mais bientôt nous rencontrons les personnages principaux et, lorsqu'ils racontent à la première personne, leurs voix prennent toute la place et deviennent ainsi, alternativement, la narration principale ; alors le processus s'inverse naturellement : les paragraphes épars dévolus à la narration omnisciente sont réduits à l'état de didascalies par la typographie : petits paragraphes en italique entre deux points de vue internes De Lee ou Hank. Ken Kesey en joue d'ailleurs avec le lecteur, lui laissant entendre que même pour lui, parfois, cette narration moderne est compliquée à tenir grammaticalement parlant, notamment pour la concordance des temps, même si elle offre une grande liberté d'effets et un grand potentiel de rendu, extraordinaire ! . Immédiatement, le lecteur un peu assidu a donc une formidable vision d'ensemble, sans être obligé d'attendre, en piaffant d'impatience, que le contexte veuille bien s'installer de manière linéaire ; Dans le même temps, il faut l'avouer, il peut aussi choper, durant les moments les plus intenses, une formidable migraine à vouloir tenter d'entendre toutes ces voix qui tentent de s'exprimer simultanément dans sa tête, sur différents tons et à différentes époques. Peut-être faut-il être un chouillas schizophrène pour parvenir sans problème à reconstituer cette histoire à l'aide de ces bribes, au départ. Mais c'est un formidable puzzle que nous offre l'initiateur des fameuses parties d'Acid tests (vous trouverez dans la liste Pour les aventuriers de la littérature un livre de Tom Wolfe consacré à ces drogue-party). Peut-être aussi faut-il avoir ressenti et expérimenté cette sensation pour avoir le génie de la reproduire si précisément à l'écrit, en parvenant malgré tout - c'est là l'exploit - au but poursuivi : se faire comprendre du lecteur. Pour ma part, le procédé et la construction m'ont immédiatement parus naturels, une évidence collant au fond et le servant brillamment, s'accordant parfaitement à chacun des personnages, dont la psychologie a été pensée avec soin, et à leurs points de vue magnifiquement retranscrits".
49. Tes pas dans l'escalier
Antonio Muñoz Molina
3.34★ (213)

Proposé par @HundredDreams : "Un homme attend sa femme dans leur nouvel appartement lisboète. Le quartier est calme, l'homme regarde par la fenêtre et imagine sa venue. Peu à peu, l'écriture hypnotise et le lecteur est pris au piège d'un huis-clos à l'intérieur de ses pensées. Le présent s'entremêlent au passé comme une vague silencieuse qui va et vient, dans un rythme languissant et nostalgique. Sous des dehors d'une belle simplicité, l'écriture est subtile, lucide, délicate, d'une grande intimité et d'une touchante pudeur, mettant doucement en lumière les fragilités et les non-dits de cet homme, ses espoirs, ses attentes, ses regrets, ses mensonges. Un très beau roman".
50. Verre cassé
Alain Mabanckou
3.80★ (1226)

Proposé par @Isacom : Verre Cassé est un client assidu du Crédit a voyagé, un bar congolais crasseux. Un jour, le patron lui propose d'écrire les histoires héroï-comiques des habitués, une troupe d'éclopés aux destins pittoresques ... Dans cette farce métaphysique où le sublime se mêle au grotesque, Alain Mabanckou nous offre le portrait truculent d'une Afrique drôle et inattendue. «Quand il lira tout ça je ne serai plus un client de son bar, j'irai traîner mon corps squelettique ailleurs.» " Verre Cassé est un ivrogne de 64 ans. Ancien instituteur, [...] il a été chargé par l'Escargot entêté, patron du bar Le Crédit a voyagé, de tenir la chronique des faits et gestes de sa clientèle. Une sorte de Cour des miracles peuplée de mythomanes assoiffés, d'éclopés burlesques et de vieux débris [...] Verre Cassé est une œuvre truculente, exubérante, bavarde, tonitruante, d'un comique sans retenue. [...] La verve d'Alain Mabanckou est un fleuve en crue qui emporte tout sur son passage, les mots, les hypocrisies, les convenances, les traditions, les politiquement correct, l'afro-ethnique. " (Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche) Ce roman a reçu le prix Ouest-France Etonnants Voyageurs, le prix des Cinq Continents de la francophonie et le prix RFO du livre en 2005. Alain Mabanckou est notamment l'auteur de African Psycho
51. Mars
Fritz Zorn
3.90★ (1450)

Proposé par @Berthelivre : "Une jeunesse, une éducation, une vie de famille, décortiquées par un intellect qui a aboli définitivement la sensibilité. Un parti-pris érigé en système de pensée et d'écriture, sans doute brillant, mais « ovnien ». Où est l'humain ? La littérature comme une dissection anatomique, c'est intéressant du point de vue scientifique, psychanalytique. Mais le laboratoire est carrelé à blanc et à froid. Chronique descriptive d'une dépression. Comment elle est née, comment elle a prospéré, comment elle n'a pas été repérée, et comment elle a même été niée, passée sous silence"... Sous le pseudonyme de Fritz Zorn se cache un jeune homme pressé. Jeune - il n'a que 32 ans - et pressé d'écrire car il se sait condamné par un cancer qui ne lui laissera aucune chance. Pour qui a vécu, la seule pensée d'une mort imminente fait jaillir le squelette branlant d'une angoisse incompressible et dévorante. Fritz Zorn est à peine révolté, il n'a jamais vécu. Produit d'une éducation pour laquelle l'impassibilité devant les réalités concrètes (donc vulgaires) du monde tient lieu d'obligation morale, Zorn a toujours été un "hors la vie". Propre, sage et faisant honneur à sa famille, fleuron de la grande bourgeoisie zurichoise, il n'a jamais fait de vagues, s'est conformé, a emprunté docilement la voie qu'on lui avait tracé, a écouté la voix qui l'incitait à se méfier du monde extérieur et de ses vices. Pour cet homme qui observe avec simplicité qu'on l'a "éduqué à mort", le cancer n'est que l'issue naturelle d'un étouffement systématique de sa dynamique individuelle. Ce constat clinique, glacial sans être hermétique à l'humour, Zorn le livre dans sa version brute, pour que son lecteur comprenne. Mars est un témoignage sans précédent, la mise en accusation d'un système qui sacrifie ses enfants. --Lenaïc Gravis et Jocelyn Blériot
52. Perdre haleine
Arielle Galarneau
4.42★ (12)

Proposé par @Stoffia : Avec Perdre haleine, l'inimitable Anne Archet vous convie à une séance d'autoérotisme littéraire, une ode jubilatoire et irrévérencieuse à la masturbation féminine, de la lente montée du désir en passant par les savantes mécaniques de l'excitation, le troublant plateau des fantasmes jusqu'à la grande explosion orgasmique et sa résolution. Entrez dans une phrase longue de 26 000 mots à lire d'une seule main et d'un seul souffle, une traversée de toutes les déclinaisons du plaisir intime, cet acte de liberté, de gratuité et d'amour-propre, où l'on n'est jamais si bien servie que par soi-même: ses doigts, ses peluches, son ameublement, son lubrifiant et ses projections intérieures les plus déraisonnables.
53. Ce que j'appelle oubli
Laurent Mauvignier
3.89★ (552)

Proposé par Onee [ @LaBiblidOnee ] : "et c'est anéantie par les images de cette lecture que je commence ma critique, que dis-je, c'est dans l'affliction et l'effroi le plus total, surtout quand on sait que Laurent Mauvignier romance un fait réel - réel, mon dieu ! - un « fait divers » survenu à Lyon en 2009, mais parler de « fait divers » pour parler de la mort, de la mort d'un être humain c'est indigne, ça ne reflète pas l'horreur de ce que la victime a subi, ni le vide qu'elle laisse dans le coeur de ses proches, même si la vie les avait éloignés, même si la misère a pu peut-être creuser l'écart mais ça, ça ne compte plus face à la mort, et surtout pas lorsqu'un homme meurt « pour ça », pour avoir bu une cannette de bière dans un supermarché sans avoir de quoi la payer et se fait tabasser par des vigiles tout-puissants mais, finalement, si l'on ne peut pas mourir « pour ça » comme l'a laissé échappé le procureur, pensant ainsi condamner les coupables, si l'on ne peut pas mourir pour avoir, en quelque sorte, volé une cannette de bière, est-ce à dire qu'il serait plus justifié de mourir pour en avoir volé deux, ou six, ou douze ? que s'il avait été tabassé à mort pour deux pack de bière, cela n'aurait été que justice, que ces vigiles au courage exemplaire, car ils étaient 4 pour faire crever un homme qui ne s'est pas même défendu, pas même avec ses mots, que ces types, donc, s'en seraient sortis indemnes ? « le vrai scandale ce n'est pas la mort, c'est qu'il n'aurait pas fallu mourir « pour ça », une cannette, pour rien, comme si on pouvait accepter qu'ils tuent, les vigiles, si c'est utile, s'ils n'ont pas le choix, on doit pouvoir se résigner à admettre, on peut comprendre et tolérer même si ça nous choque et nous déplaît mais là, impossible, quelque chose se dresse devant nous qu'on ne peut pas supporter, ce meurtre, un meurtre, ils se sont fait plaisir, voilà, le fond de l'affaire c'est que c'était de leur jouissance à eux qu'ils étaient coupables et pas de l'injustice de sa mort, ça, ni le procureur ni les journalistes ni la police n'admettra jamais, que ces types-là se soient payés sur sa tête, et ils ont tout fait pour essayer de la comprendre, cette mort, tout fait pour lui donner un sens et la trouver un peu normale, ils ont écrit des papiers », mais personne n'était là pour lui lorsqu'il était encore en vie, personne ne l'entendait penser lorsqu'il mourait, quand sa propre vie l'abandonnait, tandis qu'il se faisait tabasser « pour ça », pour rien, alors heureusement qu'il y a Laurent Mauvignier, le seul à pouvoir faire parler les morts en une phrase de 60 pages, une seule phrase comme une seule vie par personne mais dans laquelle les voix et les actes de chacun s'intriquent, ont des répercutions dans la vie de tous, c'est ça qu'il fait Mauvignier, écouter les pensées discourir sans discontinuer, nous les restituer sans les censurer, les édulcorer, les arranger, parce que même si je ne suis plus très objective quand il s'agit de cet auteur, cette forme a du sens, une seule phrase comme un seul regard qui englobe tout, un seul tout formé de multiples actes dont les causes de certains trouvent leurs origines bien avant les faits et d'autres en seront les conséquences bien après, sans qu'il n'y ait de début ni de fin, juste la vie qui coule, qui s'écoule de l'un et se poursuit ailleurs, une seule pensée sans début ni fin, sans majuscule ni point, un hommage à la victime et à sa famille, car cette histoire est un tout, un amas inextricable d'actions, une suite de moments qui ont amené à cette situation dans une communauté où l'on peut mourir « pour ça », pour rien, une seule phrase qu'une fois lancée on ne peut plus arrêter, exactement comme le déroulement insensé de cette tragédie à l'issue inéluctable, que personne n'est venu interrompre avant la fin, mais la fin pour qui ? cette seule phrase comme une trainée de poudre, seul souvenir d'une mort qui déjà s'évapore comme toutes celles qui, chaque jour, traversent le temps mais jamais ne le marquent, alors pour ne pas que cette tragédie tombe dans « ce que j'appelle l'oubli », Mauvignier est peut-être le seul à pouvoir nous faire ressentir, pêle-mêle, autant de sensations et pensées, nous faire souffrir avec la victime mourant en silence de cette injustice criante, entrer dans sa tête « quand il y avait cette voix qui continuait et répétait, pas maintenant, pas comme ça, jusqu'à ce qu'elle se taise elle aussi et s'efface dans un chuchotement, trois fois rien, un sifflement, sa voix à lui qui continuera dans sa tête à murmurer, à répéter toujours pas maintenant, pas maintenant, pas comme ça, pas maintenant » - "
54. Intérieur
Thomas Clerc
3.49★ (106)

Proposé par @Fulmar : «Comme j'ai été lent à faire le tour de ma maison! 3 ans pourtant c'est 3 fois moins qu'Ulysse revenant de Troie. Ulysse ne voulait pas rentrer à Ithaque, et moi je m'évertue à rester ici, je supplie de ne pas sortir.» L'appartement de Thomas Clerc fait 50 mètres carrés. Il y vit depuis 10 ans. Il y passe la majeure partie de son temps. Sans doute parce qu'il est un homme d'intérieur, il a entrepris d'en faire le tour intégral avec cette espèce de vertige qui le pousse toujours à épuiser la totalité d'un espace.
55. On n'est pas là pour disparaître
Olivia Rosenthal
3.48★ (169)

Proposé par @Fulmar : On n'est pas là pour disparaître part du portrait d'un homme atteint de la maladie d'Alzheimer pour saisir sur le vif ce qu'est la perte de la mémoire, de la parole et de la raison. Avec ce septième livre optimiste et désespéré, Olivia Rosenthal confirme son talent et son inventivité langagière.
56. Apprendre à finir
Laurent Mauvignier
3.48★ (681)

Proposé par @Fulmar - Critique de @Carre : "Apprendre à finir est une longue plainte d'une femme blessée, par un mari auquel, elle à tout donné, pourtant celui-ci est parti voir ailleurs comme si le temps inexorablement distendait l'amour. Et puis, un jour, un accident le ramène au bercail après un longue hospitalisation. Cette femme qui dans un monologue intérieur au bord de la folie, reprend espoir, vois dans ce signe du destin la chance peut-être de récupérer l'homme aimé, malgré ces trahisons, ces mensonges, son indifférence. Mauvignier signe un magnifique roman sur la souffrance d'une femme bafouée, mais qui est prête coute que coute à saisir cette ultime opportunité de retrouver cet homme qui ne la mérite pas. Une plongée dans les sentiments contradictoires, ou Mauvignier avec un talent narratif remarquable, joue avec les mots mais aussi les silences, les ruptures de ton, avec des phrases d'une grandes justesse, l'émotion est là palpable , qui vous oppresse, vous touche, vous remue. Un cri intérieur déchirant, avec l'espoir de retrouver peut-être un semblant de bonheur".
57. La Nausée
Jean-Paul Sartre
3.72★ (11351)

Proposé par @Fulmar : Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister".
58. Le dernier jour d'un condamné
Victor Hugo
4.03★ (26389)

Proposé par @Fulmar : Victor Hugo a vingt-six ans quand il écrit, en deux mois et demi, "Le Dernier Jour d'un Condamné", roman qui constitue sans doute le réquisitoire le plus véhément jamais prononcé contre la peine de mort. Nous ne saurons pas qui est le Condamné, nous ne saurons rien du crime qu'il a commis. Car le propos de l'auteur n'est pas d'entrer dans un débat mais d'exhiber l'horreur et l'absurdité de la situation dans laquelle se trouve n'importe quel homme à qui l'on va trancher le cou dans quelques heures. Ce roman - aux accents souvent étrangement modernes - a une telle puissance de suggestion que le lecteur finit par s'identifier au narrateur dont il partage tour à tour l'angoisse et les vaines espérances. Jusqu'aux dernières lignes du livre, le génie de Victor Hugo nous fait participer à une attente
59. L'étranger
Albert Camus
3.98★ (139841)

Proposé par @Fulmar : Condamné à mort, Meursault. Sur une plage algérienne, il a tué un Arabe. À cause du soleil, dira-t-il, parce qu'il faisait chaud. On n'en tirera rien d'autre. Rien ne le fera plus réagir : ni l'annonce de sa condamnation, ni la mort de sa mère, ni les paroles du prêtre avant la fin. Comme si, sur cette plage, il avait soudain eu la révélation de l'universelle équivalence du tout et du rien. La conscience de n'être sur la terre qu'en sursis, d'une mort qui, quoi qu'il arrive, arrivera, sans espoir de salut. Et comment être autre chose qu'indifférent à tout après ça ? Étranger sur la terre, étranger à lui-même, Meursault le bien nommé pose les questions qui deviendront un leitmotiv dans l’œuvre de Camus.
60. La Chute
Albert Camus
3.94★ (15617)

Proposé par @Fulmar : Dans un quartier d'Amsterdam où se croisent matelots de toutes nations, souteneurs, prostituées et voleurs, un homme que le hasard a mis sur le chemin de l'un de ses compatriotes, se raconte. Qui est-il ? C'est la source de cet admirable monologue, où Jean-Baptiste Clémence retrace le parcours autrefois brillant de son existence parisienne. Jusqu'au jour où différents Evénements ruinent les derniers vestiges de sa normalité existentielle. Il fuit dans la débauche ce qu'il découvre tous les jours un peu plus. Fuir l'hypocrisie des cœurs, de la charité, de la solidarité, l'hypocrisie du monde, fuir cette existence fausse où le plaisir personnel décide des actes les plus beaux. Il part alors pour la cosmopolite Amsterdam et s'y institue " juge pénitent " pour dénoncer l'ignominie humaine. Description du livre: 1956. PARIS, Gallimard - (1956/1972) - Collection Folio "Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui d'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement."
61. Article 353 du code pénal
Tanguy Viel
3.99★ (2737)

Critique de @Cannetille : "Parce qu’au cours d’une partie de pêche au large de Brest, il a jeté et abandonné un homme à la mer, le narrateur Martial Kermeur a été déféré devant un juge. Il est auditionné, mais, dans le huis clos qui le place face à lui-même autant qu’au magistrat, sa confession se mue en implacable réquisitoire, et, sous les traits du meurtrier, se profile bientôt la victime d’une insupportable machination. L’on ne devient pas assassin du jour au lendemain. Victimes ou coupables, tout est parfois question de point de vue... Son quasi monologue s’ouvre sur l’horizon modeste d’un ouvrier de l’arsenal de Brest, horizon encore raccourci par quelques vents contraires : opportunité manquée, divorce, chômage, et voilà notre homme seul avec son fils de onze ans et une prime de licenciement, de quoi investir dans un bateau de pêche et enfiler le ciré jaune, seule reconversion plausible dans cette région sans avenir économique. C’est dans cette grisaille que surgit une perspective inespérée, en la très avenante personne d’Antoine Lazenec, un promoteur immobilier vendeur de rêve et de standing, plein de projets dynamisants que plus personne ici n’aurait osé imaginer. Séduit comme beaucoup d’autres par la promesse d’un « Saint-Tropez du Finistère », Kermeur lui confie tout son argent. Le temps passe, mais aucun complexe immobilier ni touristique ne sort de cette terre fatiguée, usée jusqu’à la moelle par les vents et les flots. Comme souvent les victimes de grosses arnaques, si bien prises à leurs espérances qu’elles préfèrent s’enfermer dans le déni malgré les évidences, les pigeons vont se laisser leurrer des années durant. Jusqu’à ce que les drames s’enchaînent, dans une cascade n’épargnant que l’escroc, plus que jamais plastronnant et occupé de son grand train, sans remords ni conscience dans son aplomb inoxydable et dans son intouchable toute-puissance. Enfin revenu de sa crédulité, dépouillé, trahi et humilié, mais surtout blessé au travers de son fils, victime collatérale, et désespérant d’une quelconque « justice naturelle qui ne tombera peut-être jamais », Kermeur décide, dans sa colère, d’entrer en révolution pour inverser, ne serait-ce qu’une fois, le sempiternel cours de l’histoire qui veut qu’une poignée de puissants menteurs et corrompus impose ses dés pipés à une majorité d’éternels perdants. Se dévidant en longues phrases qui reflètent à merveille les efforts d’ordonnancement de la pensée, entre incrédulité, lassitude et sentiment de délivrance, d’un homme droit, mené au meurtre par les circonstances, le texte est d’une virtuosité confondante, chaque tournure renversante de justesse, d’originalité et de vraie beauté. Et c’est l’âme troublée, qu’à la fois dans la tête du prévenu et dans la peau de son juge, on l’observe tenter de tracer « la ligne droite des faits », en réalité « la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies » et « comme l’enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire » qui ont fait déraillé sa vie. A moins que le dénouement ne réserve quelque surprise… Coup de coeur".
62. Le tramway
Claude Simon
3.87★ (218)

Proposé par @Isacom. "Un tramway relie une ville de province à la plage voisine, distante d’une quinzaine de kilomètres. Aux heures matinales, il fait accessoirement office de ramassage scolaire. Ses allées et venues d'un terminus à l'autre entre les ondulations des vignes ponctuent le cours des vies, avec leurs menus ou cruels événements. Les lieux où se déroule l'action sont principalement le bord de mer, une maison de campagne, la ville qui peu à peu se modernise, un court de tennis. Dans sa fragilité, la vie s'acharne par ailleurs à poursuivre son cours à travers les dédales des couloirs et des pavillons d’un hôpital, et d'infimes coïncidences amènent parfois les deux trajets à se confondre. Pas de psychologie chez Claude Simon : c'est l'écriture, et elle seule, qui prend en charge cette fragile renaissance au monde dans la proximité de la mort. L'écriture trace donc un chemin, un itinéraire, celui du tramway qui menait, pendant 15 kilomètres, les voyageurs du centre de Perpignan aux villas bourgeoises de la côte lorsque l'écrivain était enfant. Que ce parcours soit aussi initiatique - initiation à un non-savoir, celui de la mort -, les premières pages du livre nous en persuadent".
63. Triste tigre
Neige Sinno
4.08★ (6907)

Proposé par @PetiteBichette : Toc, Toc ! Je frappe à la porte de la tête de Neige Sinno. La porte s'entrebâille. Je me faufile timidement à l'intérieur. Un vent glacé m'accueille. Une main tend vers moi un doigt accusateur et me désigne un petit tabouret en bois rustique branlant et inconfortable. Je m'assois sans mot dire, mal à l'aise. Sans que je comprenne bien comment elles sont apparues, je suis immédiatement assaillie par un flot de phrases, de pensées. Telle une marée montante, elles me submergent, m'étouffent, m'amènent les larmes au bord des yeux. Je suffoque, j'ai besoin d'air, les mots font mal, blessent, soudain ils se retirent. Je reprends ma respiration mais quelques minutes plus tard, ils reviennent en force, m'emmènent loin du rivage puis me rejettent, épuisée. Danse des mots effrénée dans ma tête, pas de répit, je suis plaquée au sol, je m'agrippe désespérément au petit tabouret, la main m'en arrache, déplie mes doigts pour me faire lâcher prise et que le tourbillon m'emporte à nouveau. Pénélope des montagnes, Neige Sinno brode sans relâche ses mot(if)s et cela depuis plus de 37 ans. Une expérience de lecture hors du commun, une entrée dans l'intimité pure de l'auteure qui se livre avec une sincérité bouleversante, sans aucun fard. Elle martèle des mots parfois crus, mais ô combien nécessaires, car pour pouvoir prétendre comprendre un tant soit peu la douleur de la victime, il faut savoir ce qu'elle a subi. L'inceste, c'est un acte volontaire, perpétré par des êtres humains sur d'autres petits êtres humains, répété à de multiples reprises, le calvaire pouvant parfois durer des années. Ma phrase précédente peut paraître stupide, un viol, on sait tous ce que cela signifie, mais pourtant de voir les mots posés, écrits noir sur blanc, alignés sur la page, de surcroit pour décrire ce qu'a vécu une petite fille si jeune et pendant aussi longtemps, je les ai pris comme autant d'uppercuts, comme s'ils recouvraient soudain toute leur signification. Merci Madame Sinno de m'avoir fait entrer dans votre tête, grâce à vous j'espère avoir mieux cerné ce qu'étaient le viol, l'inceste, les traces et meurtrissures indélébiles portées à l'âme et au corps. Merde à cette stupide résilience. Non, votre écriture ne vous aura pas sauvée, ni vous ni personne mais j'espère qu'elle en aidera probablement beaucoup d'autres, des cohortes d'enfants bafoués et humiliés à mettre des mots sur ce qu'ils ont subi, à oser prendre la parole pour que l'impunité de ces bourreaux prenne fin. Si un enfant ne dit pas non, ne se rebelle pas, ce n'est aucunement parce qu'il consent, mais parce qu'il est confronté à l'indicible et l'incompréhensible, comment un adulte censé le protéger peut-il méthodiquement le détruire ? Lorsqu'à la fin de la grande libraire vous avez planté avec acuité votre regard bleu face caméra et pris la parole j'ai été tellement saisie que j'ai su que je lirai votre livre et qu'il me plairait. Vos yeux glacés m'ont transpercée, tant j'y ai vu votre rage, votre révolte mêlée à une étrange sérénité que l'on sent si fragile, votre capacité à exprimer vos émotions de manière si intense, si vive m'ont fait me noyer dans vos yeux. Bravo aux lycéens qui ne s'y sont pas trompés en vous décernant leur Goncourt, pour porter vos paroles auprès de tous, et tout particulièrement des plus jeunes lecteurs.
64. Demain dans la bataille, pense à moi
Javier Marías
3.79★ (266)

Proposé par @Berni29 : "Imaginez que vous êtes un homme tout juste divorcé, scénariste travaillant pour une chaîne de télévision espagnole et exerçant de temps en temps une activité de " nègre " pour personnalités incultes, que vous vous appelez Victor Francès et que vous faites par hasard la connaissance d'une femme encore jeune, une enseignante du nom de Marta Téllez. Peut-être êtes-vous déjà un peu amoureux d'elle. Elle vous invite à dîner chez elle ce soir-là, alors que vous vous connaissez à peine, son mari est en voyage d'affaires à Londres. C'est comme un rendez-vous galant, il y a peut-être déjà l'attrait du désir, celui qui précède le moment où vous deviendrez amants. Tout se passe bien, mais il y a ce jeune enfant, un petit garçon de deux ans qui est là, qui se promène dans vos jambes, sa présence vous agace un peu et vous n'éprouvez qu'une hâte, c'est que sa mère se décide enfin à aller le coucher... C'est plus tard chose faite et vous pouvez enfin prendre Marta dans vos bras, l'étreindre, l'embrasser, penser au vertige de la nuit qui vous attend... Mais bientôt la jeune femme qui est dans vos bras ne se sent pas bien, elle est prise d'un malaise qu'elle ne sait pas expliquer. Je vous rassure, cela n'a rien à voir avec vous, mais en êtes-vous bien sûr ? Elle ne veut pas que vous appeliez son mari, elle veut que vous restiez là près d'elle, votre présence la réconforte et bientôt l'ironie du sort voudra qu'elle meure dans vos bras. Vous l'allongez sur le lit, elle est à moitié nue, elle semble dormir à présent d'un sommeil paisible. Vous recouvrez son corps immobile, légèrement recroquevillé, d'une couverture. Vous hésitez sur la suite des événements à donner. Que faut-il faire dans cet appartement madrilène qui vous est inconnu à trois heures du matin ? Il y a cet enfant qui dort paisiblement dans la chambre d'à côté. Que devez-vous faire ? Vous débarrasser du cadavre ? Prévenir le mari ? Réveiller l'enfant endormi ? Alors, vous préférez la fuite, vous vous en allez, vous quittez l'appartement comme si vous n'y aviez jamais mis les pieds... Et vous lecteurs, qu'auriez-vous fait ? Vous avez deux heures et trois cent-cinquante pages pour rendre votre copie... Alors, vous devenez le narrateur de cette histoire qui vous échappe déjà, à peine est-elle commencé, qui vous échappera constamment tout au long du récit jusqu'à ce final à la hauteur de notre étonnement, inattendu comme la manière dont commence le roman... Il est vrai que c'est une entrée déroutante, dont on ne sait que penser au premier abord, entre grotesque et tragique, entre vaudeville et thriller psychologique. Mais peut-être n'est-ce rien de tout cela ? Peut-être est-ce tout simplement une histoire d'amour qui n'a jamais commencé. Vous devenez le narrateur, acteur de cette histoire et en même temps sujet ballotté par le tangage des mots, soliloquant dans ce flux de conscience qui vous anime et nous chahute, pris dans la nasse d'un destin qui vous oblige à revenir sur vos pas, sur les pas de Marta Tellez et des siens, lorsque sa famille apprendra sa mort tout en se posant forcément des questions... de quoi est-elle morte ? Qui était près d'elle ce soir-là ? Et pourquoi cette personne n'a jamais appelé les secours ? Demain dans la bataille pense à moi est un étrange et envoûtant roman qui saisit le narrateur dans un enchevêtrement de rencontres qui n'en finit pas de se dérouler comme un écheveau de laine, tirant le fil sur lequel un autre récit vient brusquement s'enchâsser et où viennent résonner des thèmes forts comme le mensonge, la faute, la culpabilité, la duperie, le remords, mais aussi le hasard, la fatalité... La manière qu'a l'auteur de fouiller l'âme des personnages jusque dans leurs tréfonds ressemble au vertige qui peut nous agripper lorsqu'on se penche au-dessus d'un puits sans fond. J'ai aimé l'errance hypnotique du narrateur, j'avais parfois l'impression de mêler mon ombre à la sienne, de vouloir à chaque instant le retenir par l'épaule pour qu'il renonce à se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais l'instant d'après j'étais aussitôt habité par cette ivresse qui m'emportait et lui intimait l'ordre d'accélérer le pas... Demain dans la bataille pense à moi, c'est aussi le début de la tirade d'une pièce de Shakespeare, Richard III, qui revient tout au long du récit comme un écho lancinant et donnant sens au déroulement de l'histoire. J'ai été happé par l'écriture saisissante, pour ne pas dire sublime, de Javier Marías que je découvre ici pour la première fois, c'est une écriture qui bouscule, tangue, chahute, chatoie, enivre. Dans un style dense, ce récit nous embarque, nous déroute. Comment le fragment d'une relation d'amour à peine commencée peut-il devenir la pièce d'un puzzle complexe en train de se construire sous nos yeux ? Je me suis alors demandé, que serait devenue cette histoire si Marta Téllez avait survécu ? Sans doute le métier de Victor Francès n'est pas anodin, - écrire, inventer des histoires pou
65. Mademoiselle Else
Arthur Schnitzler
3.92★ (1195)

Proposé par @Baldrico. Mademoiselle Else ou le soliloque tragique d'une femme piégée par les oscillations de l'âme. A travers les mots et les errances désespérées de son personnage, Schnitzler brosse le tableau exemplaire des fascinants déchirements de la morale viennoise au tournant de la modernité, valse - hésitation entre désir et devoir, entre fantasmes de prostitution et rêves de continence. Publié en 1924, ce texte demeure l'un des plus beaux exercices de style de la littérature contemporaine.
66. Gros-Câlin
Romain Gary
3.80★ (3051)

Proposé par @Madameduberry. "Je sais parfaitement que la plupart des jeunes femmes aujourd'hui refuseraient de vivre en appartement avec un python de deux mètres vingt qui n'aime rien tant que de s'enrouler affectueusement autour de vous, des pieds à la tête. Mais il se trouve que Mlle Dreyfus est une Noire de la Guyane française, comme son nom l'indique. J'ai lu tout ce qu'on peut lire sur la Guyane quand on est amoureux et j'ai appris qu'il y a cinquante-deux familles noires qui ont adopté ce nom, à cause de la gloire nationale et dur racisme aux armées en 1905. Comme ça, personne n'ose les toucher." ---------------------------------------- Lorsqu'on a besoin d'étreinte pour être comblé dans ses lacunes, autour des épaules surtout, et dans le creux des reins, et que vous prenez trop conscience des deux bras qui vous manquent, un python de deux mètres vingt fait merveille. Gros-Câlin est capable de m'étreindre ainsi pendant des heures et des heures. Gros-Câlin paraît au Mercure de France en 1974. Il met en scène un employé de bureau qui, à défaut de trouver l'amour chez ses contemporains, s'éprend d'un python. L'auteur de ce premier roman, fable émouvante sur la solitude de l'homme moderne, est un certain Emile Ajar. La version publiée à l'époque ne correspond pas tout à fait au projet initial de son auteur qui avait en effet accepté d'en modifier la fin. On apprendra plus tard que derrière Emile Ajar se cache le célèbre Romain Gary. Dans son ouvrage posthume, Vie et mort d'Emile Ajar, il explique l'importance que revêt, à ses yeux et au regard de son oeuvre, la fin initiale de Gros-Câlin. Il suggère qu'elle puisse un jour être publiée séparément... Réalisant le souhait de l'auteur, cette nouvelle édition qui paraît aujourd'hui reprend le roman Gros-Câlin dans la version de 1974, et donne en supplément toute la fin " écologique ", retranscrite à partir du manuscrit original.
67. Le Loup des steppes
Hermann Hesse
4.12★ (10943)

Proposé par @Irlan. « Le loup des steppes tient, dans l’œuvre de Hermann Hesse, une place à part. Il compte parmi les plus significatifs de ses romans. Il pourrait être daté d’aujourd’hui, tant le mal de vivre qu’il décrit se rapproche des expériences des romanciers contemporains. Il n’est pas excessif de dire qu’il est le premier roman existentialiste. Le loup des steppes raconte l’aventure solitaire, toute spirituelle, d’un homme qui ne parvient pas à s’adapter au monde, séparé des autres, à la fois par ses richesses intellectuelles et par des défaillances affectives, et auquel des femmes entent d’enseigner peu à peu les joies des sens. Ce thème est renouvelé par la subtilité de l’analyse et la beauté de la forme. Hermann Hesse a créé, selon son génie, une atmosphère où le réel et le fantastique deviennent indiscernables, où les épisodes les plus simples se chargent de valeur symbolique, où les symboles rejoignent la vie quotidienne. L’auteur a donné au livre la forme d’un journal posthume du loup des steppes, journal qui précède le récit de celui qui, selon la fiction romanesque, livre au public cette confession. »
Commenter  J’apprécie          8983

{* *}