Les gamines de Paris - Amélie 👒 dAnne-Marie Desplat-Duc et Sophie Noël
"Je me lève et marche jusqu'à la salle de bains, où je me passe de l'eau sur le visage. La glace me renvoie le reflet d'une jeune fille à la peau "marron". C'est comme ça que je disais quand j'étais petite, aux cheveux crépus. Les mots de Lily me reviennent en tête : à l'Opéra, ils se ressemblent tous.
Ils sont tous blancs.
Pas moi.
En silence, je descends au salon et me connecte sur l'ordinateur de ma mère. Dans la barre de recherche, je tape "Danseuse étoile Opéra de Paris", puis je clique sur "images". Des dizaines de danseuses apparaissent. Toutes semblables à la ballerine que j'avais vue à la télé de l'orphelinat : fines, avec beaucoup de grâce et d'allure, parées de costumes, avec des collants et des chaussons beiges qui leur collent à la peau. Qui collent à leur peau blanche, légèrement rosée.
Jamais noire. Pas une seule danseuse noire."
(Citation choisie par Onze)
Jude se tait, pensif. Lui aussi doit imaginer ce qu'aurait été notre vie si la police n'avait pas arrêté papa. Rien n'aurait été pareil. Et je suis sûre que maman serait encore en vie. Une grosse boule me monte à la gorge.
- C'est injuste...
Tu sais, les hommes sont des voyageurs depuis toujours, dit Papa Nsoah. Et leur grande intelligence, c'est de s'adapter à tous les milieux. C'est à toi maintenant de t'adapter! Tu verras, surtout à ton âge, ce n'est pas si compliqué.
Par le hublot de l'avion qui m'emporte vers Haïti, je regarde la terre, la mer, les nuages. A un moment, tout petit point sur l'océan, je distingue un bateau qui file à toute allure. Plus loin, une île. Comme un point doré dans l'immense étendue bleue. Partout des morceaux de vie, des histoires, même au beau milieu de la mer. Dans ma tête, résonnent les mots que Papa Nsoah m'a dits un jour : "Nous sommes partout chez nous, car nous sommes des enfants de la Terre..." Je le sais, je commence à le comprendre, même si c'est une vraie douleur de sentir mes frontières familières se briser.
Quel que soit le choix que tu décideras de faire, je crois maintenant qu'il faut que tu te retires ça de la tête, Eve : ce n'est pas le seul chemin.
Quel que soit le choix que tu décideras de faire, je crois maintenant qu'il faut que tu te retires ça de la tête, Eve : ce n'est pas le seul chemin
J'ai l'impression grisante d'être cernée par la danse, enveloppée par elle: l'énergie grouille de partout, remplit l'espace. La musique résonne dans mes oreilles. Je ressens une irrésistible envie de suivre les danseurs, de m'élancer avec eux. Mes mains bougent en rythme. Mes pieds battent la mesure. Sous ma peau, des milliers de petits picotements me font presque mal.
Parfois, une simple remarque peut toucher bien plus profondément qu'on ne l'imagine.
Nous, les chats, avons assez d'égoïsme pour ne pas nous préoccuper de ce que pensent les autres. Du coup, tu constateras que la plupart des gens nous fichent la paix.
Dans ma tête résonne une phrase que j'avais entendue dans un documentaire sur l'école de danse : "C'est une école d'élite et il y en a qui partiront car ils n'ont pas le physique."
C'est ma hantise.
Le reste, je peux agir dessus : la technique, la grâce... Mais le physique, c'est bien moins facile à dominer. D'autant qu'à l'adolescence, le corps change parfois beaucoup. Et ça, on n'y peut pas grand-chose.