Stanislas Wails -
La maison Matchaiev .
Stanislas Wails vous présente son ouvrage "
La maison Matchaiev" qui paraîtra le 18 août aux éditions Safran.
Ce qu’on oublie du passé, c’est ce qu’il avait d’anecdotique. Le venin, lui, il coule en nous, qu’on le veuille ou non. Il se balade dans nos veines, dans notre cerveau, l’air de rien il passe des parents aux enfants : et en même temps qu’il nous nourrit, il nous empoisonne.
- Tout ce qui est d’ordre ménager est un réservoir sans fond… Des trucs auxquels tu ne penserais jamais en temps normal, mais qui deviennent hyper urgents quand ça fait deux heures qu’une phrase avec quatre subordonnées relatives te prend la tête. Ranger les CD par ordre d’enregistrement, faire les carreaux, mettre des patins de feutre aux chaises, désemmêler les franges du tapis persan… Oh, laver son ordinateur, c’est sans doute ça le mieux.
Parler ! Toujours parler. Mettre des mots en avant comme des mains tendues dans le noir pour éviter de se cogner aux murs. Eh quoi ! Ce sont nos corps, ces murs ? Regardez-les ces deux-là, c'est si flagrant, ça vous claque à la gueule. Qu'est-ce qu'ils attendent? Embrassez-vous, aimez-vous vite, car la vie qui passe si lentement est en réalité notre pire ennemie, et cette lenteur est une de ses pires ruses.
Vous ne vous êtes jamais demandé combien de personnes exactement faites pour nous, nous échappaient chaque jour ? Chaque semaine, chaque mois, comme vous voulez... c'est pareil. La tripotée de personnes idéales que nous avons croisées sans même les remarquer ! C'est toujours à cet instant précis qu'on renoue son lacet ou qu'on court pour attraper le bus. S'il y a bien une chose aisée ici-bas, c'est de rater sa vie.
Et il se répétait ces trois mots qui sont le refrain malheureux des amants, la prière inconsciente des amoureux : "Encore un peu".
Roman n'aimait rien tant que sentir la vie faire des efforts autour de lui pour tenir son rôle. Les yeux fermés, il flottait sur cet océan de bruits, de cris, d'agitation diffuse mais tendue, comme il savait si bien le faire : sans penser à rien.
De temps à autre, il rouvrait les yeux pour vérifier que tout le monde continuait à s'épuiser inutilement – les parents qui surveillaient leur marmaille, les enfants qui se pourchassaient, tombaient, frappaient, pleuraient – puis, après les avoir laissé vagabonder sur le journal qu'il tenait à la main, comme ça, pour la pose, il les refermait, gagné par cette langueur exquise de celui qui n'a pas d'autres ennuis que l'ennui.
Le paquet se terminait par des photos de ses parents datant d'avant sa naissance, photos qu'il répartit avec la même célérité. Mais la dernière, il ne put s'empêcher de la tenir quelques secondes entre ses doigts. Il calcula qu'au moment où elle avait été prise, Sergueï et Dolorès étaient plus jeunes que lui aujourd'hui. Assis sur un lit, visiblement heureux et insouciants, ils fixaient tous les deux l'objectif avec une expression de défi. Pierre n'osa les regarder trop longtemps dans les yeux: non de peur de se noyer dans leur passé, mais au contraire de leur révéler l'avenir, puisque lui désormais, depuis l'autre rive du temps, le connaissait.
– La fille là-bas, elle m’a volé mon seau. Elle ne veut pas me le rendre.
Roman ne prit pas la peine de changer de position : il n’aimait pas quand Gabriel parlait de cette voix aiguë et plaintive. Il savait bien que le seul but de l’enfant était d’interrompre son lent éloignement, d’essayer de le ramener à une réalité sans pitié, où les choses, quoi qu’on en pense, ne vont pas de soi.
– Drame ! Si ça se trouve, pendant que tu geins, elle est déjà en train de le revendre à une copine. Va lui tirer les cheveux, ça la calmera.
– Mais elle est beaucoup plus vieille que moi !
Roman ouvrit enfin les yeux :
– Et elle fait des pâtés de sable ? C’est une idiote. Dans ce cas-là, sois clément, prête-lui ton seau.
Gabriel eut beau feindre la déception, au fond de lui il se doutait qu’aucun miracle n’aurait pu pousser Roman à intervenir dans une guerre qui n’était pas la sienne. Comprenant qu’il n’est pas plus facile d’affronter une injustice sous prétexte qu’on l’avait prévue, il repartit, abattu, vers l’arène impitoyable.
Ils sortirent de Paris sans encombres ni encombrements. Quand la voiture, de plus en plus vacillante, se lança à l’assaut de l’autoroute, Anne et Pierre refermèrent leur vitre. Un vrombissement entêtant envahit l’intérieur du véhicule : c’était à la fois désagréable et moelleux, selon que l’on réussissait ou non à ne pas fixer son attention dessus.
De temps en temps, Joshua bâillait avec ostentation ou changeait de position en grognant. Pierre, hypnotisé, se perdait dans la contemplation des bandes alternées de bitume et de peinture blanche qui disparaissaient sous le capot avant, comme avalées. Un crayon allait et venait avec un frottement irritant dans le vide-poche, côté passager. Anne l’attrapa d’un geste sûr ; elle lâcha deux secondes le volant, le temps de se faire un chignon très approximatif.
– Et toi ? Comment ça va ? Je suis désolé, j’ai appris pour ton père.
Pierre haussa légèrement les épaules.
– Ça va… Cette vieille histoire de Tchekhov, tu sais. Il disait qu’on devrait toujours avoir un anneau sur soi, où serait simplement gravé « Tout passe » : pour pouvoir être joyeux quand on est trop triste, et triste quand on est trop joyeux…
– Sacrés Ruskofs ! Le romantisme avant tout, hein ? Ah, vous savez y faire.
– Je ne suis pas russe, je suis français. Faut arrêter, là… C’est des conneries, tout ça. Joshua, Anne, Vera, ils font chier avec leur nostalgie à deux balles. À quoi ça rime, de s’attacher comme ça au passé ?