Le jazz sert à oublier la pauvreté, la ségrégation, le malheur.
Combien de fois faut-il s'écraser avant d'oser dire ce qu'on pense ? Il faut être noire et pauvre pour le savoir, affirme Billie. Dans sa vie professionnelle, elle ne cherchait pas l'affrontement. Elle était arrangeante et décontractée. Il lui est arrivé plus d'une fois de se faire rouler par des patrons de clubs. Mais les insultes, l'injustice et la mauvaise foi la rendaient bagarreuse. Elle refusait qu'on lui marche sur les pieds.
Rejetée par sa famille, délaissée par son père et sa mère, Billie est habitée par un besoin lancinant d'être acceptée.
Si elle ne toucha pas le grand public de la même façon qu'a pu le faire Ella Fitzgerald, Billie eut toujours des aficionados dont le cercle s'agrandit encore aujourd'hui. Ceux qui écoutent Billie pour la première fois ne sont pas forcément séduits de prime abord. Sa voix ne frappe pas immédiatement par ses qualités extérieures. Son art est plus complexe, plus difficile à aborder, parce que plus ambigu. Tel le poète Paul Eluard qui "donnait à voir", la densité émotionnelle de Billie donne à ressentir. Ce n'est pas tant sa voix qu'il faut écouter que son coeur.
Ce qu'elle avait à partager était d'un domaine plus sombre et plus secret que ses consoeurs. Ses chansons reflètent ses bonheurs et ses désillusions, sa quête de l'amour, mais à fleur de peau. Et si elles touchent si profondément, c'est parce qu'elles expriment, d'une façon sous-jacente, la force de la sexualité qui lie une femme à un homme, la folie et la fragilité d'une relation amoureuse. Dans chaque chanson, il y a un mélange subtil de différents états d'âme. Billie n'est jamais entièrement joyeuse ou totalement amoureuse ou délaissée. Sa vérité est bien plus complexe. "Il paraît que personne ne chante comme moi le mot faim ou le mot amour, dit-elle. C'est sans doute parce que je sais ce que recouvrent ces mots." Elle a véritablement faim d'amour.
La liberté d'improvisation autour d'un thème, l'indépendance des musiciens sont un exemple déterminant pour Billie. On avait le droit de chanter comme on voulait, du moment qu'on était bon. Le jazz était tout sauf un carcan, c'était, comme l'écrivait le critique Whitney Balliet, le son de la surprise.
Dans les grandes plantations de coton du sud des USA, on "incitait" les femmes noires à accoucher d'un enfant chaque année, afin d'assurer la future main-d’œuvre...
En 1923, le fastueux Cotton Club ouvre ses portes. Un cabaret au luxe exotique qui exploite la formule des grandes revues noires de Broadway : " Blanc dans la salle, Noir sur scène." Ségrégation strictement appliquée.
Elle a quinze ans et elle s'appellera dorénavant Billie Holiday. Elle refuse de porter, comme les esclaves et comme sa mère, le nom du maître de la plantation. Billie récuse l'humilité de Sadie, elle ne sera pas une Fagan. En s'appropriant le patronyme de son père, elle affiche sa filiation et proclame qu'elle veut être, comme lui, une musicienne.
Souvent Billie sèche l'école et court les rues avec les garçons. Les enfants insolents, bagarreurs, livrés à eux-mêmes sont les rois des petites combines et du vol à l'étalage. Mais ils se cantonnent à leur quartier. Depuis les lois Jim Crow, la ségrégation des Noirs est drastique. Interdiction de vivre dans les mêmes quartiers que les Blancs, de fréquenter les mêmes églises, hôtels, restaurants ou théâtres, de s'assoir à l'avant d'un bus ou de monter dans le même compartiment de train. Interdiction d'avoir un chien. On ne sert pas les Noirs dans la plupart des magasins, […].
Le déshonneur comme fatalité. Profil bas les filles. Eleanora a entendu ça toute son enfance. Mais elle a un tout autre caractère. La rage et le verbe haut. Et envie de chanter sans arrêt. Quand elle est gaie mais surtout quand elle se sent triste. […] Elle perçoit le mépris dont on l'entoure. Alors, pour se venger, elle fait enrager Tante Eva en chantant des chansons. "Mon homme ceci, mon homme cela", du blues bien trop vulgaire pour l'estimable tante.