"Le jardin s'inscrit dans un autre temps, sans passé ni futur, sans commencement ni fin. Un temps qui ne découpe pas les jours en heures de pointe, pauses déjeuner, dernier bus pour rentrer à la maison. Dès que l'on entre dans un jardin, on pénètre dans ce temps, mais on ne se souvient pas de l'instant où cela se passe..."
Je surveille la vie amoureuse des doryphores et je lutte contre eux, avec succès mais humainement, c'est-à-dire en jetant les parents dans le jardin du voisin et en brûlant les oeufs.
.... planter des arbres. C'est l'art suprême, qui englobe tous les autres arts et qui, en même temps, est moins que les autres arts, car les oeuvres qu'il produit sont éphémères, changeantes, soumises constamment au bon vouloir du ciel, des saisons et des chèvres, tellement fragiles qu'une simple tempête peut les faire disparaître. Et pourtant il demande une dévotion encore plus profonde que celle qui est exigée du sculpteur, du musicien ou du poète.
Ce jardin sans charme illustrait précisément tout ce qu'un jardinier qui se respecte ne peut que mépriser. Seulement voilà, c'était le jardin de Samuel Beckett ! Certains des textes les plus beaux et les plus désespérés que j'avais jamais lus avaient été écrits ici, inspirés sans doute par ce paysage, par la lumière dure de la Seine-et-Marne, par la solitude du lieu, encore palpable presque six ans après la mort de l'auteur.
- Et vous devriez voir, dit Anatolios, comme c'est beau la nuit, quand les hiboux et les chats-huant sortent de leurs trous dans les arbres
Il y a quelques jours, j’ai reçu une invitation au vernissage d’une grande exposition sur la nature urbaine, appelée « La Ville fertile » à Paris. L’image du carton d’invitation, très élaborée, montre une ville moderne, avec ses gratte-ciel et ses grands boulevards plantés d’arbres, entourée d’un paysage sauvage de montagnes, de lacs et de forêts. La ville elle-même est traversée, en son centre, par une sorte de grand parc débordant d’arbres et irrigué par des cours d’eau bucoliques. Le message contenu dans l’image est clair. Voilà une utopie pour le vingt et unième siècle : la nature, qu’à l’heure actuelle on réintroduit dans l’espace urbain, s’apprête à sauver la ville moderne, devenue stérile. Les « espaces verts » – jardins, parcs urbains et périurbains, corridors écologiques, friches jardinées, coulées vertes – sont déjà en train de faire renaître la vie dans les lieux artificiels de notre quotidienneté. Élus, urbanistes et paysagistes de renommée internationale, dont les agences se trouvent à Londres, Berlin ou Sydney, vont bientôt nous aider à sortir définitivement de cette impasse de la modernité.
N’ayant pas l’intention de me rendre à Paris pour voir l’exposition, j’ai jeté le carton d’invitation à la poubelle. Cependant, l’image radieuse de la ville qui débordait de végétation, touchante dans sa naïveté, n’a pas quitté mon esprit. Sans m’en apercevoir, je me suis mis à repenser à une ville en particulier, la dernière où j’ai séjourné lors de mon long périple de jeunesse à travers l’Europe. Une ville de province, assez modeste, mais une vraie ville tout de même, avec un centre vibrant d’activité, quelques monuments aux héros de son histoire, une banlieue toute grise s’estompant doucement dans la campagne. Et j’ai repensé à un jardin aussi, minuscule, caché au cœur de cette ville, tellement bien caché que personne n’était au courant de son existence silencieuse.
Pendant que je me laissais aller aux souvenirs, j’avoue avoir eu, soudain, un doute. Et si, me suis-je dit, les commissaires de l’exposition parisienne avaient raison ? Si un jardin, même minuscule, même caché à la vue du monde, pouvait sauver une ville tout entière ?
De l’engrais fut apporté dans le jardin. Les plantes, y compris les sauvageonnes, que Jarman aimait autant sinon plus que les horticoles raffinées dont les pépinières anglaises regorgent, commencèrent à croître. Au bout de quelques mois, le petit jardin se remplit d’une étonnante variété d’herbacées et d’arbustes : lavandes, santolines, monnaie-du-pape, ajoncs, sedums, cistes, églantiers et rosiers rugueux, coquelicots, valérianes, sauges… Le tout, à profusion. C’étaient essentiellement des végétaux de terrain sec, adaptés à ce coin de l’Angleterre où il pleut beaucoup plus rarement que dans le reste du pays. Des plantes tenaces, capables également de faire face aux tempêtes de Dungeness.
Ce jardin était fait pour résister.
Ce que je peux vous dire sur mon jardin, c’est qu’il n’a rien d’extraordinaire, surtout pour vous qui êtes habitué aux jardins de France, dont je connais bien le raffinement. À l’intérieur de ses murs, il y a des arbres, de l’herbe qui, en ce moment, par-delà la fenêtre de mon bureau, se meut à peine dans la brise du soir d’été, des fleurs, des crapauds qui, tout à l’heure, se mettront à coasser tous ensemble, faisant trembler la maison, réveillant dans ma poitrine un bonheur mais aussi un sentiment étrange, comme un trouble, auxquels je ne m’habitue toujours pas.
Je l'imaginais dans son jardin assis sur ses talons, le sécateur à la main, le regard rivé au sol, observant la vie infime qui se cramponnait, qui tentait de résister à la destruction à laquelle chaque espèce est vouée, comme Vladimir, Estragon, Hamm, Clov, Winnie, Krapp et toute la bande d'épaves qui parcourt son oeuvre. P.86
Ainsi, un matin de printemps, je me décidai. Je me rendis à Victoria Station et pris un train pour le Kent. Qu’allais-je trouver là-bas ? Et qu’était devenu ce jardin maintenant que son jardinier avait disparu ? Un simple lieu de mémoire ? Un monument funéraire ?
Ah non, Prospect Cottage était tout sauf cela.
Le jardin débordait de vie, et la mort y était partout présente.