Tristan Saule

Depuis douze ans, elle traverse les cercles d'un au-delà monotone.

La seule chose dont elle est certaine, c’est qu’elle n’a plus la force d’attendre. Peut-être que ce n’est qu’une stupide histoire de téléphone tombé dans la cuvette des toilettes, de commande passée sur Amazon qui reste bloquée à la poste parce que Marion étendait du linge au moment où le facteur a sonné.

Personne ne s’approchait, au beau milieu de la place, c’était la honte de venir devant tout le monde comme ça. Depuis qu’elles se sont installées dans la ruelle à côté de l’épicerie des Lasri, des habitants en difficulté ont osé franchir le pas. sos confinement, au départ, c’était pour discuter, éviter que des gens se retrouvent seuls, sans personne à qui parler pendant cette période compliquée. Les demandes qui sont arrivées ont été tout autres.

Elle a le sentiment, une fois de plus, de ne pas être dans la bonne catégorie, d’être celle qu’on regarde de travers, dont on se méfie simplement parce qu’elle est ce qu’elle est.

Elle a eu peur qu’il s’agisse de violence conjugale. Elle l’a pressée de dire ce qui s’était passé. Mathilde n’a rien dit.
Laura entre dans le hall. Au même moment, un homme en sort. Il se dirige vers la table de sos confinement.

Le chanteur déclare son amour à sa copine. Il dit qu’à ses côtés, il brille. Tonio ralentit ses gestes, puis arrête tout à fait. Il reste un instant comme ça, debout, face au mur en faïence orange, immobile. Enfin, il s’assied sur le rebord de la baignoire, dans un état second, avec un slip dans une main et une pince à linge dans l’autre, le regard absent.

Le cœur de Laura s’est emballé. Elle s’est apaisée instantanément face à une perspective si douce. Seulement, les plannings de garde étaient déjà faits. Laura s’était portée volontaire pour la nuit du Nouvel An. Ses collègues avaient prévu des soirées de réveillon ici ou là. Il n’était plus possible de se faire remplacer.

C’est les autres, c’est la société, c’est le système qui décide pour toi. Ouais, t’as ton petit boulot, t’as ton gentil mari et ta belle maison. Et puis quoi d’autre après? Tu vas avoir un chien, un chat, trois enfants, et tu vas passer le reste de ta vie devant la télé? Moi je t’aime, Marion. Moi je sais qui tu es. T’es pas cette fille-là. Et toi aussi tu le sais. Tu sais qu’au fond, t’en veux pas, de cette vie-là. Cette vie-là, c’est la vie que tout le monde t’impose, que tout le monde souhaite pour toi, mais personne t’a demandé ton avis.

Laura n’avait jamais compris pourquoi elle avait toujours aimé ces films idiots et répétitifs. Elle trouvait les héroïnes cruches. Elle trouvait les hommes imbéciles. Et pourtant, elle s’émouvait de leur rencontre, de leurs atermoiements et de leur amour final.

Entre Marion et Laura, les crises étaient comme les marées. Si elles refluaient, c’était pour revenir plus fortes. En décembre dernier, le couple a frisé la rupture. Laura était excédée. Le travail était pénible, Marion venait moins régulièrement au cinéma, prétextant des courses pour les cadeaux et les préparatifs des fêtes.

Dans la salle de cinéma, tout le monde est dans l’obscurité et il y a que ces mots qui nous enveloppent. C’est cet effet-là qu’il veut, le cinéaste. Juste de l’obscurité et une voix. Si tu ajoutes des sous-titres tout blancs à ce moment-là du film, ton image, elle est plus noire, c’est comme un projecteur braqué dans la face des spectateurs. Ça gâche tout, c’est nul.

C’était viscéral, invisible. Marion dégageait quelque chose d’autre, un espoir échevelé, une grâce unique dont Laura savait intimement qu’elle n’en retrouverait plus la manifestation du reste de sa vie. C’était une onde, un parfum.

La terreur déforme son visage. Bolleg frappe une nouvelle fois. Il hurle de plus belle. C’est une furie, un animal sauvage, une bête enragée.

Chaque vendredi, le samedi quand elle était de garde, Laura s’évadait bel et bien avec son amante, sur le siège d’une voiture. Mais la voiture était à l’arrêt, garée dans la nuit jeune et la campagne monotone.

Elle écoutait poliment, elle éprouvait une véritable empathie, mais qui l’écoutait, elle? Il y avait Nadine, bien sûr, qui lui offrait son oreille maternelle. Il y avait aussi Jimmy, un aide-soignant qui l’invitait occasionnellement à sortir, le week-end, avec Fouad, son compagnon. Tous les trois, parfois rejoints par d’autres amis du couple, riaient, échangeaient des potins, s’inquiétaient du climat délétère français, où des homosexuels se faisaient casser la gueule en pleine rue.

Il n’y avait que le cinéma qui illuminait sa vie, qui l’extrayait du quotidien, la faisait prendre du recul, penser, se questionner. Et maintenant, il y avait Laura, la seule personne avec qui elle pouvait en parler librement, sans provoquer des moues d’incompréhension, sans recevoir en retour des jugements abscons ou des critiques interchangeables.

Comme personne ne s’apercevait jamais de rien, Laura se croyait dans Les évadés, dans Papillon, dans L’évadé d’Alcatraz. En sentant l’air frais du soir sur son visage, elle se prenait pour Clint Eastwood, Tim Robbins, Steve McQueen. Elle riait de ce petit jeu absurde.

Les yeux disent nos intentions. Ceux de Bolleg affichaient en permanence l’envie d’en découdre. Il était imprévisible, furieux, taré. Ses seuls amis étaient des gars assez cons pour accepter de s’en prendre une de temps en temps sans aucune raison.

Laura se demande quel âge a la jeune femme. Une vingtaine d’années, sans aucun doute. A-t-elle exactement le même âge qu’elle? Elle cesse de la regarder, fixe un point droit devant. Son avenir.

La violence qui couve en lui brise tout ce qui pourrait l’exprimer. Bolleg se dirige vers Tonio, tel un missile à tête chercheuse qui viendrait de changer de cible. Tonio se raidit. Son corps balbutie. Bolleg se rapproche. Il ne peut pas ne pas le voir maintenant. Est-ce utile de fuir? Est-ce possible? Bolleg est défiguré par la rage. Du sang coule de son arcade sourcilière, sa lèvre est gonflée.