Sans cesser de marcher, Laura contemple le mélange des couleurs. Elle ne s’en lasse pas. C’est son cinéma quotidien. Elle ne connaît pas d’autres endroits dans la ville, pas d’autres moments dans sa vie où les teintes sont si criardes, les contrastes si appuyés. L’accès des ambulances, c’est comme un film américain des années soixante-dix, ces vieux films lents qu’elle regardait avec sa mère et devant lesquels elle s’endormait.
Devant lui, c’est noir, gris, flou. Il ne sait pas si les éclats de voix qu’il entend proviennent de l’aire de jeux ou d’ailleurs. Tout résonne, ici. Les murmures se cognent aux murs. Les secrets rebondissent et s’engouffrent dans les fenêtres entrouvertes.
Elle sent la langue de Marion qui glisse sur une toute petite zone de sa mémoire. C’était hier soir. Elle sent l’odeur de Marion, comme si elle était encore là, collée à elle, et, tout à la fois, sa présence lui paraît aussi lointaine que si elle l’avait quittée il y a un an.
C’est déjà miraculeux de profiter d’une accalmie un soir comme celui-là. Le SMUR est parti récupérer une victime sur la route. Dans un match piéton contre voiture, c’est rarement le piéton qui gagne. En langage hospitalier, on appelle ça des AVP , accidents sur la voie publique. Ce n’est jamais beau à voir. C’est ce genre d’images qu’on ramène chez soi, le soir, et qui continuent à vous hanter longtemps.
Il ne comprend pas où il est. Il ne sait pas qui il est. À chaque fois, Laura va le rassurer, jusqu’à ce qu’il se calme. Tant que personne n’a signalé sa disparition, impossible de l’identifier et, éventuellement, de le renvoyer chez lui.
Le patient qu’elle quitte est un homme d’environ soixante-dix ans, un anonyme. Alzheimer, ictus amnésique, avc, on ne sait pas exactement de quoi il souffre. Son principal symptôme, c’est qu’il a été retrouvé en caleçon en train d’errer dans les Hauts de Monzelle à vingt-deux heures passées.