Citations de Victor Guilbert (204)
Nous n'avons aucun mal à faire semblant que tout va bien quand Loraine nous rejoint, grâce à son splendide sourire communicatif qui traverse le milieu de son visage, façon néon de mille watts.
- Tu vois, Hugo, on a tous les trois une femme qu'on aime et qui a besoin de nous. Ta mère, ma fille, sa femme. Trois générations de mal-être.
Ce qui me fait prendre conscience que je prononce rarement le mot "Alzheimer" en évoquant ma mère. La pudeur linguistique, c'est le déni de la pensée.
Elle s'excuse, radieuse, s'éloigne, splendide, et répond, merveilleuse. Est-ce qu'il y a déjà eu quelqu'un quelque part qui me fasse rayonner le visage d'un coup de téléphone ? C'est inestimable un humain qui en éclaire un autre avec cette intensité.
C'est la première fois que je vois un sourire qui a ce pouvoir, cette faculté de donner l'impression qu'il émet de la lumière à travers les pores de la peau. Comme si un excès de charme dégoulinait de sa figure.
"Bière de Snick, la lambic authentique qui tombe à pic" est inscrit en lettres rouges sur les verres. L a serveuse zélée précise à mon intention qu'en vrai, c'est pas une lambic, c'est pour la rime.
Nous nous installons à une table en bois dans un recoin et une serveuse nous apporte une carte des bières qui a des allures de grimoire. Epais et sacré.
- Il se raconte que Lille, c'est la capitale française de la bière.
- C'est un trop-plein d'émotions, de non-dits accumulés et qui finissent par exploser comme un étau suffoquant. C 'est comme ça que Loraine décrit ses crises.
Encore un discours rôdé. J'ai entendu parler des petites mafias qui font régner la terreur dans ces camps. Mani est plutôt mère maquerelle que maman gâteau. Elle a l'accent du coin, trop d'assurance, pas assez de peur dans le regard. ..Elle est française. Au royaume des aveugles sans-papiers, la borgne avec une carte d'identité est devenue la reine.
Le plus difficile à nier, c'est l'odeur insupportable. La décharge d'un côté, les habitations insalubres de l'autre, et le soleil qui tape fort au-dessus en prenant soin de développer les arômes. Les deux policiers s'efforcent de ne pas couvrir leur nez. Ils préfèrent respirer les effluves pestilenciels que de risquer de blesser les habitants. Des regards hagards, des mines sombres, des corps recroquevillés, des enfants aux visages crottés, des mères épuisées, des hommes à moitié endormis.
Des ordures et des hommes. Je ne parviens pas à détacher mes yeux de ces deux mondes qui se touchent et ne devraient pas.
- Pour l'essentiel, ce sont des migrants qui ont renoncé à l'Angleterre, mais pas seulement. On retrouve quelques SDF bien de chez nous. C'est un endroit un peu à part. Les politiques ont hésité trop longtemps. Quand on a voulu les déloger, c'était trop tard. On n'avait nulle part où les envoyer tellement ils étaient nombreux. Et vous imaginez bien que les Belges n'en veulent pas plus que de la décharge.
- Elle est alimentée par les gens de la région qui viennent y vider caves et greniers, mais aussi par des entreprises qui évitent ainsi de payer le traitement de leurs déchets.
Au début je n'y croyais pas, les gens d'ici souffrent de malnutrition, de dépression, de fatigue physique et nerveuse...et même d'insolation depuis quelques jours. Alors les hallucinations sont compréhensibles.
La lamentation de la décharge donne une impression singulière de champ de bataille infernal. Il imagine aisément qu'on puisse croire qu'une âme torturée erre parmi les monts de ferrailles d'où émane cette mélopée sans parole et pourtant parfaitement sinistre.
- C'est la chaleur qui fait grincer la décharge. Les amas d'objets se rétractent sous l'effet du soleil, parfois des empilements fragiles s'effondrent. En hiver, le gel produit des claquements, en été la canicule fait grincer.
D'impressionnantes collines de détritus s'étendent sur des centaines de mètres jusqu'à la frontière et sans doute au-delà. Un abandon total, un déni partagé par tous les politiques qui se sont succédé ces dernières années dans les deux pays, quel que soit le penchant politique du responsable en place. C'est facile de mettre tout le monde d'accord quand il s'agit de ne rien faire.
Entre la Somalie et l'Éthiopie, il y a eu beaucoup de guerres.
La plus grande décharge sauvage à ciel ouvert de France, les hectares de la honte comme on le murmure dans la région et jusque derrière la frontière belge qui la jouxte de trop près.