Citations de Yann Malaud (30)
Je n’ai pas besoin de réfléchir pour parler ; au contraire je peux parler pour réfléchir. Je me dis que le langage devait être mémorisé ailleurs que dans l’hémisphère cancéreux.
J’aurais préféré qu’elle reste, mais je n’ose rien dire. Me voilà seule avec cet homme que je ne connais pas, que je ne reconnais pas. Ai-je été l’intime de cet homme ? Lui-même semble avoir du mal à me reconnaitre. Il pose les fleurs sur la table et s’approche finalement de moi. Je ne sais que dire, alors je ne dis rien. Mon mari ? Lui cet homme qui me semble… vieux ! Est-ce possible ?
Un sentiment de tristesse et de lassitude m’envahit soudain, et j’ai envie de pleurer.
J’ai tellement mal au crâne que j’en suis à souhaiter qu’on me coupât la tête. Ne m’a-t-il pourtant pas dit que les calmants me soulageraient ? Je regarde machinalement mon avant-bras, dans lequel est censé couler mon répit en goutte-à-goutte. Je suis du regard le tuyau qui part de mon poignet, puis lève les yeux en coin pour tenter d’apercevoir la poche de liquide qui surplombe mon lit. Ma vie ne tient-elle qu’à ce fil en plastique ? L’effort me brise, j’abandonne et ferme les yeux.
Ses mots se répètent en moi, sans ordre particulier : Joffraux, Rochefoucade… J’ai changé de nom : suis-je mariée ? Ce Michel serait-il mon mari ? Je n’ai pas de souvenir mais je sens que mon cerveau est avide de s’exercer, je le sens prêt à exploiter la moindre parcelle d’information. Très malade, sauvée. Une jeune femme, ton âge environ… Je ne sais même pas quel âge j’ai. Je ne me sens pas vieille. Ai-je un âge normal pour être malade ? Elle est morte… Avait-elle un âge normal pour mourir ? Un suicide, un miracle… Tout se bouscule ; trop peu de consistance dans mon crâne vide et endolori ; trop peu de sens à mettre en face de mes interrogations existentielles.
- Je ne me souviens de rien !
- Tu es victime d’une perte de mémoire pré-traumatique, ce qu’on appelle une amnésie rétrograde. Le cerveau, c’est quand même ce que je fais de plus délicat ! me dit-il comme pour se justifier. Mais je ne crois pas que cela soit grave ; je pense que c’est temporaire, Caroline. Ce n’est peut-être pas irréversible. (Peut-être pas ?) Demain nous te ferons une IRM.
Une jeune femme de ton âge environ ; un suicide. Un miracle aussi, tu dois le savoir. Tu l’avais attendue, ta donneuse compatible, tu sais ; tu l’avais espérée. La pauvre femme n’a pas eu de chance, mais toi, tu en as beaucoup. Tu reviens de loin... Tu es passée devant bien d’autres patients qui eux attendent toujours un donneur compatible. C’est compliqué les greffes d’organes, malheureusement.
Un vieux souvenir : la phrase raisonne en moi alors que j’entends la porte de ma chambre se refermer. De souvenirs, je n’en ai aucun. Je ne sais rien, je ne me rappelle de rien. Je ne sais pas qui je suis. Je ne me souviens même pas ça ! Je suis seule, posée là, sur un lit d’hôpital. Y-a t-il pire solitude que de ne pas savoir qui on est ?
Qui suis-je ?
Qui suis-je ?
Je cherche à sonder dans les profondeurs de mon être, et toujours me revient le même écho, laissant entendre la même nudité intérieure. Je cherche comme une désespérée dans le néant de ma mémoire ; je cherche et je n’ai pas de réponse.
Qui suis-je ? Je ne me le rappelle plus ! Je suis incapable de me souvenir de quoi que ce soit. Je suis complètement terrifiée, paniquée, perdue…
Je n’ai plus de désir. Je n’ai plus sensation de mon corps. Je flotte vers la lumière. Je m’avance sans même le vouloir, je glisse inexorablement. Je ne veux rien, mais je ne peux rien non plus.
« Rien n’est plus sûr que la mort, Caroline, mais rien n’est moins sûr que son heure… »