Yann de Saint-Rat

-Soldats, rassemblez-vous et préparez-vous à intervenir ! Cette bataille est rude et les Véjuniens sont prêts à tout.
-C'est le moins que l'on puisse dire, commente Ereth. Ils combattent comme s'ils étaient possédés, on dirait des bêtes sauvages.
-La guerre nous montre tels que nous sommes, dis-je sans quitter la bataille des yeux.
-C'est bien ce que je dis, réplique Ereth. Des animaux !

Elle préfère dépenser un peu d’argent et garder son autonomie. La perspective de croiser Bertrand la tétanise. Elle sait qu’elle sera obligée d’y aller, elle ne peut pas tout abandonner là-bas, elle a décidé que ce serait pour bientôt, en milieu de matinée, quand Bertrand sera au travail. Elle ira une seule fois et récupérera l’essentiel, sa voiture, ses papiers, ses photos, ses livres et autant de vêtements qu’elle pourra. Elle préfère repartir de zéro, il n’a qu’à garder tout le reste, ou tout revendre, il pourra bien en faire ce qu’il voudra.

Sa deuxième nuit à la station-service se présente plutôt bien. Mme Carpento a délaissé son smartphone pour lui parler de sa passion pour son mari, ses enfants et petits-enfants. Eva ne se doutait pas qu'elle avait quatre filles et trois garçons. Impressionnant ! Entre deux clients, ce soir plus nombreux que la veille, Eva écoute sa collègue avec reconnaissance, elle lui pose même des questions lorsque l'inspiration se tarit. Ces histoires la distraient et lui évitent de penser à autre chose.

Elle a accusé son mari de tous les maux alors que la veille encore elle l’encensait, il est passé du statut de mari idéal à celui de dernière des ordures. En réalité, Eva a appris qu’elle le trompait depuis des mois et a soudain tenu à habiter avec son amant, à refaire sa vie. Tout ça pour que ce type la quitte à son tour peu après. Qu’elle ait brisé son couple sur un coup de tête, Eva peut plus ou moins le concevoir, mais qu’est-il advenu de la fillette ? La pauvre n’a rien demandé, comment peut-elle espérer devenir une adulte équilibrée avec un tel exemple ?

D’un autre côté, Eva admet qu’il faut un sens du sacrifice hors du commun pour rester avec un partenaire que l’on ne supporte plus jusqu’à ce que l’enfant soit assez grand. Quant à elle, elle n’est plus si jeune mais pour l’instant l’heure n’est pas encore tout à fait venue. Et quand ce jour sera arrivé, elle fera de son mieux pour offrir un cadre familial adéquat à son enfant. Elle veut être sûre d’elle. Mais c’est peut-être plus facile à dire qu’à faire.

Elle a toujours travaillé en journée et cela lui convenait, mais Mme Thill lui a imposé ce nouvel horaire de nuit sans qu’Eva sache pourquoi. Sa responsable lui a annoncé la nouvelle il y a une semaine à peine, il fallait prendre ça comme un changement positif, la vie est ainsi, on doit s’adapter. Eva n’a rien objecté, elle n’avait pas le choix.

La  nuit, c’est un tout autre public, un univers avec un fonctionnement bien à lui, tu vas apprendre tout ça. Un peu de patience.

Eva se demande si toutes les nuits se ressemblent. Au moins, jusqu’à présent, elle n’avait pas le temps de s’ennuyer. Elle soupçonne sa collègue de se complaire dans cette sérénité nocturne et de veiller jalousement sur son job en effrayant les collègues trop curieux. Ainsi elle peut appeler sa famille en Italie à sa guise, ou passer tout son temps sur son smartphone. Eva n’ose pas l’interroger sur la raison de son départ prochain : préretraite ou réaffectation en raison d’un manque d’efficacité ? Ou peut-être qu’Eva se trompe, elle a appris depuis longtemps qu’il ne faut pas se fier aux apparences, mais pour l’instant... De toute manière, si la station n’était pas rentable, les patrons l’auraient déjà fermée. Elle n’a rien à craindre de ce côté-là, son job n’est pas menacé.

Elles nous sont supérieures en bien des domaines, je crois que ce sont elles qui dominent le monde en nous laissant croire le contraire, elles sont si malignes. Baudelaire, Apollinaire, Churchill ou encore Brassens, tant de génies l’ont bien compris. Je ne m’expliquerai jamais pourquoi Jules César et Napoléon les craignaient à ce point, surtout quand on sait qu’ils ont sauvé sa campagne d’Égypte en éradiquant les rats et la peste. Bref, je m’égare... Vous n’avez jamais pensé à adopter un chat ?

Quand elle ne connaît pas quelqu’un, Eva a tendance à se méfier. Surtout des gens qui paraissent parfaitement normaux, ceux qui cachent le mieux leur jeu, les plus dangereux. Et sauf erreur, cet homme filiforme, avec son allure maladroite, son t-shirt surdimensionné et son pantalon qui lui tombe des fesses, ne peut pas être considéré comme faisant partie de la norme. Non, il est sans aucun doute atypique mais pas superficiel. Eva baisse un peu sa garde, a priori elle n’a rien à craindre.

Elle se demande à quoi ressemble la vie de cet homme, s’il est aussi seul qu’elle l’imagine et pourquoi il vient à la station chaque nuit, réglé comme une horloge. La même table, les mêmes vêtements trop grands et surtout la même pochette cartonnée sous le bras. Toutes ces photos, ces notes, qu’essaie-t-il de fuir ? Le domicile conjugal, ou des problèmes moins ordinaires ?

Eva sait qu’elle finira par céder à la curiosité et lui posera la question. Mais il est encore trop tôt.

La  journée c’est du gâteau, on peut se focaliser sur ses petites tâches personnelles et compter sur les collègues en cas de pépin. Là ce sera différent, oublie ce que tu as connu jusqu’ici, il n’y aura plus que toi. Tu devras veiller sur la station comme je m’y applique depuis des années. Mais tu peux être fière : si les patrons t’ont choisie pour ce poste, c’est qu’ils ont une grande confiance en toi.