Citations de Yasmine Chami-Kettani (130)
Je suis une presque vieille femme abandonnée, bafouée, je pleure comme une enfant dans le noir, j'ai peur de continuer à avancer seule, j'ai peur de mourir seule,
J’ai donné les clefs de ma vie à cet homme rencontré trente ans plus tôt, il me les a rendues, mais je ne sais plus m’en servir.J'ai honte de souffrir ainsi, face à toi qui a tant perdu, un mari, un fils, ton pays, ta famille...Et pourtant je souffre, je suis une boule de feu vivante, mes mains tremblent, je ne dors plus, je ne sais plus qui je suis, je n'ai plus la mémoire de qui j'ai été. En partant ainsi, sans un mot, cet homme m'a rendue étrangère à trente ans de ma vie. ("Médée chérie", Actes Sud, 2019; p. 88)
"C'est de l'ordre ancien dont tu rêves, la vie comme une lente cérémonie dont tous les moments sont égrenés les uns après les autres, et ce qui est magique dans la cérémonie, c'est le sentiment grisant de découvrir ce que l'on savait depuis toujours ."
“C’est un ambitieux, fulmina Chérif, il veut présenter des chiffres de relogement au-dessus de ceux attendus pour être promu ailleurs. May avait raison, les habitants du karyane sont sacrifiés au nom de calculs politiciens dissimulés derrière l’impératif de l’éradication des bidonvilles ! Nous ne pouvons pas accepter ça.”
Nessim fumait son cigare avec calme : “C’est la ville qui est ainsi. Votre agence doit vivre, vos familles aussi. Si vous ne voulez plus participer à ce projet, cent architectes sont prêts à le faire pour une moindre rémunération. Nous autres promoteurs ne faisons pas les lois, nous travaillons avec les budgets alloués. Les habitants du karyane vont troquer des habitats de fortune pour des logements urbains décents, électrifiés, avec des sanitaires, une vraie cuisine équipée, dans un quartier salubre. Pensez-y. Et vous pourrez avec les revenus de votre participation à ce projet financer ailleurs la construction d’une école écologique à Tétouan ou Imilchil. Ainsi va le monde… Ainsi va Casablanca… Nous apprenons à négocier avec nos idéaux… Le fameux principe de réalité, mon cher, conclut-il en se tournant vers Chérif.
"Aujourd'hui, l'avidité ronge les coeurs comme les détergents creusent le sol de fissures imperceptibles à l'oeil nu, mais un jour, alors que tu chemines avec une impavide sérénité, le sol familier s'effondre et tu découvres le vide."
"Tu fuis la beauté, tu t'en défends, moi je la traque, je l'exhume, elle apparaît souvent où on ne l'attend pas, au coeur de ce qui est informe, détruit ou abîmé, hors d'usage...Ce qu'on ne voit même pas...qui demeure invisible pour l'oeil seul (...) L'intuition de la beauté , pas son évidence. " (p. 47)
Les traces trop apparentes du malheur sont pour ceux qui les portent une source d'isolement supplémentaire, et les condamnent à une telle relégation que souvent la folie assumée devient pour eux une manière de dire leur rejet de ceux qui les excluent. (p. 116)
"Tu espères qu'il va revenir ?" demande Tanya. " Non, répond Médée, il est vraiment parti, et je n'espère rien, mais il m'a rendue étrangère à moi-même. Je ne sais plus dire mon histoire, ma mémoire me trahit, je ne sais plus ce que j'ai vécu" . (p. 100)
(...) une femme avec un sein dépareillé, mais où est passé l'autre, Aïcha incrédule effleure la chair sans conséquence du côté gauche, un seul sein, c'est bien suffisant pour une femme solitaire, que ferait-elle du deuxième ? Le destin de Aïcha, l'aimée, la convoitée, entre ses parents restée comme une femme impossible. Et la voilà séparée des autres à jamais, plus de bain pour Aïcha, elle l'a décidé, orgueilleuse, retranchée dans son sein droit comme dans une citadelle. (p. 90)
(...) je construis des maisons où les gens vivent, mais ma maison s'écroule et je ne peux rien faire pour la retenir, debout, les murs, mais les murs s'effondrent autour de moi (...) (p. 73)
Peut-être alors les déchets plastiques en particulier, qui constituent au fond, la forme la plus achevée de cette civilisation de la consommation éperdue, deviendront-t-ils les traces sur lesquelles se pencheront des créatures nouvelles, qui à leur tour tenteront d'élucider ce que ces résidus métamorphosés disent de nos cosmogonies, de nos rapports avec nos conditions de vie, de nos croyances et de nos valeurs.
« Tu es un poète », avait-elle souri avec malice mais il avait rétorqué, vif : « Jamais ! Les poètes finissent maudits, la ville les dissout, les avale, crache leurs os disloqués qui vont rejoindre les carcasses de poissons morts au large du port. Plutôt mourir ! Non, je serai un nabab... et toi la reine de Saba ! Ma femme. »
Souvent Chérif lui a dit : « Nous n'avons pas habité la même ville, tu as vécu dans celle qui ressemble à Miami, au milieu des villas flanquées de grands jardins pleins de plantes aux noms évocateurs, quelques palmiers pour le décor, mais surtout prunus et daturas, lauriers-roses et orangers, parfois un cherimoya, des cactus géants et des caoutchoucs importés à grand prix, le bord de mer avec les piscines privées aux noms vertigineux, Tahiti, Sun Beach, ou plus loin les plages baptisées par l'occupant Tamaris, David, où vous mettiez le pied sans incertitude, vous les gosses d'Anfa et Longchamps, les gamins du lycée Lyautey qu’attendaient à la sortie sur le boulevard Brahim Roudani ou devant l'enceinte de Beaulieu les voitures rutilantes et les armées de chauffeurs dont les enfants, eux, scolarisés à Ain Chock, Sbata ou Hay Mohammadi, sortaient en bandes des lycées publics et arpentaient revêtus de leurs tabliers les entrailles de l'autre ville, mon amour, celle dont tu n'entendais parler que durant l'évocation de faits divers qui épouvantent le péquin, un homme a égorgé sa mère, sa femme et ses enfants dans le quartier de Sidi Othmane, la police mène l'enquête, et chacun de s'émouvoir en évoquant le sort de ces habitants des karyanes, relégués hors des territoires reconnus du centre de la ville, tout entiers absorbés par les multiples trafics qui conditionnent la survie, snifant la colle et dealant le qarqobi qui permettent l'échappée hallucinée hors des ghettos étouffants où ils sont enclos. »
J'ai passé la matinée à transcrire les entretiens enregistrés avec Hakim, qui habite le karyane depuis vingt ans, et vit de la pêche mais aussi de menus travaux. Il répare les essieux des charrettes, les chaînes de vélos dans une échoppe å Bab Marrakech, avec son frère, Issam, quand l'océan démonté rend la navigation dans la barque à moteur trop dangereuse pour affronter une journée de pêche. J'ai dans les oreilles sa voix rocailleuse, traînante, qui dit avec une apparente indifférence sa vie cassée. La première fois que je l'ai retrouvé dans la pièce qui lui sert de maison, encombrée de filets, d'appâts grouillant dans des boites de conserve aux arêtes coupantes, j'ai failli m'évanouir tant l'odeur de mer, d'algues, de cigarette, les relents d'alcool étaient puissants. Je me suis assise sur la banquette en cherchant ma respiration. Hakim m'observait, attentif sous ses paupières à demi scellées, mégot à la bouche, il a ri : « Ça sent l’homme seul, ici, et la misère, hein ? Tu n'as pas l’habitude... Ça pue, la misère... celle des mecs encore plus. Tu es toute propre, toi, tu as une salle de bains, tu changes de vêtements tous les jours, en rentrant tu vas te frotter pour oublier ce que tu as senti, tu vas l'écrire mais l'oublier, le coller dans ton cahier pour que ce soit quelque part, un cahier c'est comme un livre, on l'ouvre et on le ferme quand on veut, mais la vie on la ferme pas, on l'ouvre même pas pour soi, la vie elle te met sur le ring, et tu boxes jusqu'à la mort. Tu me demandes qui je suis ? Tu as la réponse, je suis un boxeur, mais j'ai perdu tous les matchs. »
(...) ils se sont quittés trois jours plus tôt, après qu'elle l'a convaincu de partager ce projet d'une statuaire pour dire ce qui n'est plus mais qui continue d'être toujours tant qu sont vivants ceux qui gardent en mémoire ce qui a disparu dans la violence de la guerre, la désaffection de l'amour, l'oubli organisé par la nécessité de survivre, au sein d'un monde pressé d'effacer les traces des perdants, faisant précisément de la perte une sorte d'opprobre dont il convient d'éviter poliment l'évocation (...) (p. 127)
Malika dit encore d'une voie adoucie jusqu'au chuchotement: la fragilité d'un décor, comment peux-tu vivre dans un décor, comment peux-tu habiter un décor ? Tu construis des maisons, et c'est toi qui me l'as dit, les habitants y sont comme des âmes en peine, des maisons énormes comme des forteresses, il n'y a plus de place pour les jardins, rien que des carcasses enflées jusqu'à l'explosion, qui disent la puissance usurpée de leurs propriétaires. Alors quoi ? Est-ce nous, qui ne savons plus habiter nos maisons, ou sommes-nous tellement dépossédés de nous mêmes que nos maisons nous rejettent comme nous nous sommes rejetés nous-mêmes ? (p. 13)
C’est injuste, mais ce sont les femmes qui doivent prendre soin de leur honneur, les hommes sont des animaux, Dieu les a voulus ainsi.
Elle avait toujours refusé d'exposer ou de vendre cette sculpture, comme si ce qui s'y disait d'amour et de plénitude eût pu souffrir d'une telle mise à nu, souscrivant inconsciemment à cette idée que les grands bonheurs sont si fragiles qu'un regard malintentionné suffirait à les faire voler en éclats. (p. 22)
Le coeur d'une mère se gonfle d'orgueil lorsqu'elle voit ses fils devenir des hommes qui font frémir les filles et trembler les pères. Mais le coeur d'une mère qui voit sa fille embellir chaque jour, son corps plus souple, sa taille plus fine, ses seins plus gonflés, une langueur au fond des prunelles, de combien d'appréhension ne lui faut-il pas s'émouvoir ? La voilà devenue une proie pour tous ces chasseurs à l'affût, mais les chasseurs, ce sont mes fils, et je n'ai pas eu à trembler pour eux. (p. 68-69)
Et alors, pourquoi faudrait-il une maison pour une enfance, toujours la même, vers laquelle on reviendrait inévitablement, la maison de son père, tellement belle qu'on finirait par y échouer comme une barque à la dérive ? Ou alors faudrait-il toute sa vie s'acharner à bâtir une maison presque semblable, toujours dans l'ombre de la première...(p.18)
Je suis choquée de la manière dont nos lois punissent les enfants illégitimes – je déteste cette expression –, quand le père refuse de les reconnaître. Non seulement la loi fait porter l’entière responsabilité de la naissance à la mère, mais elle soustrait les pères à toute responsabilité ! Même un test génétique ne fait pas office de preuve, et ne contraint le père biologique à aucun devoir vis-à-vis de l’enfant. Ce sont des lois insupportables, qui protègent avant tout l’institution du mariage et le patriarcat.