Citations de Youssef Abbas (36)
C'était un sacré numéro 10 et un grand espoir du club de la ville. On l'appelait "Le sénateur", car il jouait toujours la tête levée. Il pensait plus vite que les autres, décelait les espaces et les agrandissait. Avant de recevoir le ballon, il en anticipait l'usage à la manière d'un joueur d'échecs, déviait la balle là où un autre s'empalait sur les adversaires à force de dribbles superflus. Tout paraissait simple. Contrôle-passe-contrôle-passe-contrôle-passe. Il jouait comme Modiano écrit.
Guy Lermot occupait le premier appartement de son étage. Ses cheveux châtains tirés en arrière découvraient une calvitie naissante. Sa fossette sur le menton lui donnait du caractère. Des rides naissantes sous ses yeux aqueux racontaient une vie différente. Il dégageait ce charisme des gens sans sourire. On ne savait d’où il venait. Il suscitait un tas de rumeurs. Il avait été banquier, il était lettré, il avait tout perdu au jeu, il avait voyagé, c’était un repenti. On lui prêtait la vie du comte de Monte-Cristo. Seule certitude : il aimait Brahms.
Vue de la télévision, toute l’Afrique paraissait en guerre, cela donnait le sentiment d’un seul pays, alors on les appelait « les Africains », sans plus de précision.
Autour d’eux, certains garçons tenaient fermement les mégots, d’autres tiraient sur leur joint du pouce et de l’index, le reste de la main en éventail, un œil mi-clos à chaque inspiration. D’autres encore toussaient un peu en s’esclaffant. C’était un frisson les premières bouffées, le risque des plaisirs nouveaux avec les copains. On ne s’excusait de rien. Le soleil s’abaissait lentement, douchait la ville de D. de lumière. Avec les balcons ouverts, le quartier résonnait comme une salle de concert en été. Des lambeaux de musique parvenaient en stéréo du bas de leurs blocs. Le soir venu, ils partageaient l’agenda de leurs voisins à l’oreille.
Pour mieux attendre, il zonait en bas avec Yannick. Rituellement « en bas », pour dire dehors. Il garderait ce tic vingt ans après. Leurs HLM n’étaient pas très hauts – constructions des années 1960 de cinq à huit étages tamponnées d’ardoises usées, champs verticaux de paraboles –, rien de dramatique, pourtant « en bas », c’était mieux que dedans. Les halls des immeubles empestaient l’urine et la bière.
Quatre années s’étaient écoulées depuis la finale Brésil-Italie de 1994. Quatre ans que tous meublaient leur vie en attendant la prochaine finale de la Coupe du monde. Comme s’ils guettaient l’arrivée d’un quatrième messie, d’une nouvelle étincelle dans leur courte biographie.
Selon eux, tout y était gratuit, le vin, le miel et les filles. Ils disaient que les murs sales seraient remplacés par une végétation luxuriante. Pourtant, Hakim aurait aimé les garder ces murs, au paradis. C’était une preuve irréfutable du progrès social. Sa génération à lui savait lire. Maltraitait les mots, les torsadait dans une bouillie d’insultes et de slogans. Mettait la langue en pièces et la répandait sur la façade des bâtiments pour la partager avec le plus grand nombre. Ça valait bien l’émigration des parents.
Hakim et Yannick avaient été abandonnés par les autres après le repas. Au quartier, on fréquentait de plus en plus la mosquée. Hakim y allait bien un peu, lui aussi. À la vérité, c’était un prétexte habile pour retrouver tous les copains dans un même mouvement, sans sentir le chacal en sortant et sans rien avoir à payer. Cela réjouissait son père, croyait-il. Yannick y passait aussi parfois, pour tuer le temps. Les grands disaient s’y rendre afin de cumuler des sortes de miles et ainsi filer au paradis en première classe.
Au sortir du kebab, l’étreinte de la chaleur les assommait. Quelques nuages cendrés traversaient le ciel. Une lumière chaude et ocre s’étalait sur les couches de ciment. Quelques chênes dessinaient les premières ombres.
« Mon daron, c’est son propre patron, bande de baltringues, il leur faisait en pointant sa truelle. Les vôtres se font traiter à l’usine. »
Tout le monde piratait la grammaire et sabordait la concordance des temps. Ça chambrait sec. Ahmed était souvent la victime.
Nous sommes un 12 juillet. À cet âge-là, ils avaient faim toutes les deux heures environ. Ils scindaient les sandwichs en deux ou en trois parts égales pour les partager. Un code d’honneur régissait leur posture, ils proposaient les plus gros morceaux aux autres comparses comme certains font des ronds de jambe. En fin d’après-midi, tous digéraient dans les rires gras et la nicotine.
avant, pour les prolos, les ennemis c'étaient les patrons. Maintenant, c'est les Noirs et les Arabes. Les patrons, ils ont réussi à changer leur colère de direction.
Cette espèce paraissait flotter, sûre de son savoir,avec, aux pieds, des converses ou des mocassins sans chaussettes. Les centre-villiers brillaient par leur décontraction, donnaient l'impression d'être tous les jours en août, ...On eût dit des escouades de brebis inquiètes de la présence de loups à la lisière de leur territoire, ils s'en accommodaient en léchant des glaces à la vanille et en feuilletant des romans d'écrivains le plus souvent morts, dans des librairies où ils chuchotaient comme on partageait des secrets.
...il ne s'était pas accordé de crise d'adolescence pour se faire entendre, il avait laissé, retranchés en lui, les morceaux de colère disséminés dans son enfance. La sauvagerie lui collait à la peau comme du sable aux chaussures, mais il laissait la mélancolie aux bourges et aux poètes.
" Il fait trop sa victime, Verlaine."
Pour bien rentrer dans les choses de l'amour, chacun doit, peut-être, ouvrir quelques-unes de ses petites portes condamnées par peur de décevoir. Derrière les serrures, la vraie vie ? La crudité de l'ennui partagé ? Le doute perpétuel comme axiome des couples ?
Avec le recul, sa vie aurait été plus paisible s'il avait pris le temps de détester sa mère.
Les syllabes pétillaient comme les bonbons de son enfance qui claquaient dans la bouche.
La vie saque toujours plus en novembre. Le changement d'heure,le bleu plus profond de la nuit, la sensation d'entamer la montée d'un Everest gris de six mois.