Éric Chassé

L'hiver dernier, il était passé à un cheveu de dénoncer David à nouveau pour ce qu'il avait fait avec lui à l'époque, mais cela n'aurait pas été suffisant. Léonard préférait maintenant, et de loin, rendre à David la monnaie de sa pièce.

Quand il était jeune, il y en avait partout. On ne pouvait pas faire plus de trois intersections sans tomber sur un téléphone public. Aujourd’hui, ce genre de service avait littéralement disparu.

On est tous vulnérables. Ouvre cette pièce jointe, Mathis.

Labrie avait brisé sa vie et probablement celle de plusieurs autres jeunes filles. Non, ce qui la troublait le plus était qu’elle avait l’impression de l’avoir tué elle-même. De ses propres mains. Et la crainte de se faire prendre ne la quittait plus. Elle avait payé pour l’exécution de son ancien professeur.

Une nouvelle image le heurta comme si on venait de lui planter un couteau en plein thorax. Cette fois, il était bel et bien présent sur la photo. Torse nu, il était couché sur un lit qui n’était pas le sien. Son jean était déboutonné. La même adolescente avait soulevé sa robe à fleurs et se tenait au-dessus du visage de l’enseignant, simulant ainsi un cunnilingus.

Les gens de son entourage le connaissaient suffisamment pour savoir qu’il ne pouvait pas être l’homme qui avait photographié cette adolescente. Personne ne le croirait capable d’une abomination pareille. Mais n’existait-il pas au contraire un vieil adage qui disait qu’une image valait mille mots ? Si celle-ci se retrouvait entre les mains de ses proches, comment expliquerait-il la situation ? « Ah, tout ça a commencé quand on m’a drogué une nuit dans un bar. » Cette histoire avait pris une telle ampleur qu’elle dépassait maintenant tout entendement.

La terre cessa de tourner dès les premières images. Mathis reconnut immédiatement le clip. Alors qu’ils formaient un couple depuis un an à peine, Caroline et lui s’étaient filmés en train de faire l’amour dans le premier appartement qu’ils avaient partagé. Si on lui posait la question maintenant, Mathis ne pourrait se rappeler avec exactitude qui des deux avait eu l’idée – probablement lui –, mais toujours est-il qu’ils avaient placé à l’époque une caméra sur la table de chevet à côté de leur lit. Autrefois, Caroline était beaucoup plus hardie ; jamais elle n’aurait accepté de faire une chose pareille dans les dernières années de leur relation. Sans pouvoir quitter l’écran des yeux, Mathis se revit éjaculer sur le ventre de son ex. L’image était très claire et nette. De six ans sa cadette, Caroline avait l’air si jeune. Elle avait vingt ans à ce moment-là.

Dormir dans le lit d’une personne inconnue était tout simplement inconcevable pour lui. Comme si tout cela n’était pas suffisant, Mathis devait maintenant assumer à lui seul les paiements de la Honda Civic flambant neuve que lui et Caroline avaient achetée en mai dernier. Habitant à présent à Montréal, son ex-conjointe lui avait bien fait comprendre qu’elle n’avait aucunement besoin d’une voiture là-bas.
— Tu peux la garder.
Exaspéré, Mathis se frotta les tempes. Va vraiment falloir que je fasse attention pour les prochains mois.

— Merci, madame.
Nathalie détestait qu’on l’appelle ainsi. Pour elle, le mot « madame » était réservé aux femmes plus âgées. S’il n’y avait aucune trace de gris dans ses cheveux noirs de jais, l’enquêtrice allait tout de même avoir quarante-trois ans le mois prochain et elle n’y échapperait pas. Vieillir ne lui faisait pas peur, mais depuis un certain moment, il lui semblait que le temps filait à la vitesse grand V.

L’enquêtrice notait tout sur un carnet au fur et à mesure que l’autre parlait. Elle avait toujours préféré écrire. Enregistrer un témoin n’avait jamais été sa tasse de thé. Elle avait déjà essayé par le passé, mais elle se perdait constamment à travers tous ces fichiers audio quand venait le temps de faire ses recherches.

Il était vrai que la police scientifique avait émis l’hypothèse que Jonathan Labrie avait agi seul au moment de son suicide : aucune trace suspecte n’avait été retrouvée dans le condo de l’homme. Autrement dit, personne ne lui avait passé la corde autour du cou. Par contre, ils avaient accumulé suffisamment de preuves pour croire qu’on avait forcé Labrie à mettre fin à ses jours.

Avec le sentiment qu’on venait de lui enfoncer la lame d’un poignard en plein ventre, Mathis demeura de longues secondes sans bouger, le téléphone toujours entre les mains. S’il avait vu son reflet dans un miroir, il aurait été troublé par la blancheur de son visage. Mathis se cala enfin dans le divan et enfouit sa tête sous un coussin, se traitant de tous les noms. Il donnerait n’importe quoi pour revenir en arrière.

Elle avait toujours eu cette étrange impression qu’il n’était pas totalement investi dans leur liaison. Surtout au courant des deux dernières années. Pendant un moment, elle l’avait même suspecté de regarder ailleurs, ce que Mathis avait nié avec véhémence. Toujours avec cette repoussante sensation d’être tenue pour acquise, Caroline avait dû sans arrêt tirer Mathis par la manche pour qu’il daigne passer un peu de temps avec elle. La jeune femme aurait été incapable de se souvenir quand Mathis lui avait dit « Je t’aime » la dernière fois. Il avait même réussi à lui faire abandonner son rêve de devenir mère, elle qui, depuis sa tendre enfance, désirait avoir des enfants. Elle avait donc pris la difficile décision de fuir le navire avant qu’il ne soit trop tard. À trente-deux ans, elle pouvait encore rencontrer quelqu’un et éventuellement fonder une famille.

Il se disait que les parents n’aidaient vraiment pas leurs enfants en cédant ainsi à leurs moindres caprices. Quand il était jeune, Mathis aussi était terrifié à l’idée d’aller à l’avant et de parler devant tout le monde, mais jamais on aurait accepté qu’il se défile de la sorte. Il se souvenait très bien de la réponse de sa mère lorsqu’il lui avait demandé à quoi servaient ces maudits exposés oraux.
— Un jour, tu vas travailler et tu auras parfois à parler devant des gens, lui avait-elle dit avec sagesse. Vois ça comme une pratique.
Il répéta l’anecdote à l’adolescent.
— Et regarde-moi aujourd’hui, lui dit Mathis. À ton âge, j’avais très peur, moi aussi. Autant que toi sinon plus. Pis qu’est-ce que je fais maintenant ? Je passe mes journées à parler devant une classe ! On finit par s’habituer et…

Tout le monde ici était au courant que cet homme ne faisait que bavasser. Loin d’être un idiot, Mathis n’était pas sans savoir qu’Isabelle éprouvait une certaine attirance envers lui. Et c’était beaucoup plus flagrant depuis qu’elle avait appris que Caroline et lui avaient rompu. Ce petit jeu de séduction n’avait pas échappé aux yeux du professeur d’éducation physique.

On ne drogue pas quelqu’un simplement pour le droguer. Derrière le comptoir, Mathis avait reconnu l’un des barmans qui travaillaient lors de la soirée du combat de boxe. Il l’avait questionné au sujet du jeune homme.

Un frisson lui parcourut l’échine à l’idée qu’on lui avait peut-être administré le sida. Ça s’était déjà fait. Il se rappelait avoir vu aux nouvelles, il y a plusieurs années de cela, un Américain qui s’en était pris à des gens, en pleine rue, avec une seringue contenant le virus. Il avait réussi à introduire l’aiguille sous la peau de plusieurs passants.

Ce qu’il voulait savoir était ce qu’on avait introduit dans ses veines. L’infirmière lui avait bien fait comprendre que pour l’instant, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. La pression artérielle de Mathis était normale. Son rythme cardiaque aussi. Absolument rien n’indiquait que son corps luttait contre quoi que ce soit.

Mathis, croyant que le jeune homme ne cherchait qu’un peu de compagnie, avait baissé sa garde. Jamais il n’aurait pu se douter de la suite. Et lui qui jugeait toujours les gens à qui ce genre d’histoires arrivait !

Qui se ressemble s’assemble, disait le vieil adage. Les célébrités côtoient les célébrités.