J'aurais voulu me sentir épuré, essentiel,
comme les galets que tu roules,
mangés par le sel;
éclat hors du temps, témoin
d'une volonté froide qui ne passe pas.
Je fus autre: homme attentif qui regarde
en lui-même, en autrui, l'effervescence
de la vie fugace - homme qui tarde
à l'acte, que nul, ensuite, ne détruit.
J'ai voulu chercher le mal
qui ronge le monde, la menue torsion
d'un levier qui bloque
le mécanisme universel; et j'ai vu tous ensemble
les événements de la minute
comme prêts à se disjoindre dans une secousse.
DANS L'INHUMAIN
Il n'y a rien d'agréable
à te savoir sous terre même si l'endroit peut ressembler à l'Île des Morts avec un soupçon de Renaissance.
Cela n'a rien d'agréable d'y penser mais le pire est de voir. Quelques cyprès, des tombes de second ordre avec des fleurs artificielles, dehors un bout de parking pour d'improbables voitures et cars. Mais je sais que ces morts habitaient à deux pas, toi tu as fait exception. J'ai horreur de songer que là-dedans quelques os et deux ou trois babioles furent tout ce qu'on croyait être toi et l'étaient peut-être, atroce à dire. Sans doute dans ta hâte à t'en aller croyais-tu que le premier parti trouve la meilleure place. Mais quelle place et où? On persiste à penser avec une tête humaine alors qu'on entre dans l'inhumain.
(Extrait de "Cahier de poésie 1973-1977)
Voici le souvenir de moi que je voudrais
fixer dans votre vie :
être l'ombre fidèle qui accompagne
et ne demande rien pour elle;
l'image surgie d'une estampe mitée,
témoin oublié d'une enfance, qui recrée
l'instant de paix dans la journée fiévreuse.
Et si parfois une force inconnue
vous soutient dans un labyrinthe
d'heures brûlantes,
puissiez-vous imaginer
que vous a pris la main quelques instants
en secret,
non l'Ange des livres édifiants
mais votre ami discret!
Extrait de "Lettre levantine"
ÉLÉGIE
Ne bouge pas.
Si tu bouges tu le brises.
Comme une grande bulle de cristal
mince
ce soir, est le monde :
il gonfle il gonfle il monte.
Qui d'entre nous
croyait en épier le rythme et le souffle?
Mieux vaut ne pas bouger.
C'est un bleu d'eau profonde
qui nous enveloppe,
en lui
pullulent formes images arabesques.
Ici pas de lune pour nous :
c'est plus loin qu'elle doit s'arrêter :
les confins du visible en écument.
Fleurs d'ombre
jamais vues, imaginées,
Vergers emprisonnés
par deux murs,
parfums entre les doigts des potagers !
Nuit sombre,
crées-tu des fantômes
ou berces-tu
dans tes bras un monde ?
Ne bouge pas.
Comme une bulle immense,
tout gonfle, tout monte.
Et toute cette fausse réalité
explosera
peut-être.
Nous, nous resterons peut-être.
Nous peut-être.
Ne bouge pas.
Si tu bouges tu le brises.
Tu pleures ?
(extrait de "Autres vers et poésies éparses") Pp. 299-300
J’ai descendu, t’offrant le bras, au moins un million d’escaliers,
et maintenant que tu n’es plus là c’est le vide à chaque marche.
Même ainsi notre long voyage a été court.
Le mien dure encore, et je n’ai plus besoin
de correspondances, de réservations,
des pièges, des déboires de qui croit
que la réalité est celle qu’on voit.
J’ai descendu des millions d’escaliers en t’offrant le bras,
et non parce que quatre yeux y voient sans doute mieux.
C’est avec toi que je les ai descendus, sachant que, de nous deux,
les seules prunelles vraies, malgré leur épais voile,
c’étaient les tiennes.
L’argument de ma poésie (…) est la condition humaine considérée en soi et non pas tel ou tel évènement historique. Ça ne signifie pas se tenir à l’écart de ce qui se passe dans le monde, ça signifie uniquement conscience et volonté de ne pas échanger l’essentiel contre le transitoire (…). Ayant ressenti dès ma naissance une totale disharmonie avec la réalité qui m’entourait, la matière de mon inspiration ne pouvait être que cette disharmonie.
Le balcon
Il semblait jeu facile
de changer en néant l'espace
qui m'était ouvert, en morne
incertitude ta certitude de feu.
A présent j'ai lié à ce vide
chacun de mes motifs récents,
sur le néant ardu s'émousse
l'anxiété de t'attendre vivant.
La vie qui émet des lueurs
est la seule que toi tu perçois.
Vers elle tu te penche à cette
fenêtre qui ne s'éclaire pas.
(Les occasions)
IV satura
LE TEMPS ET LES TEMPS
Le temps n'est pas unique : plusieurs rubans
glissent, parallèles,
souvent en sens contraire et rarement
s'entrecroisent. C'est quand se révèle
la seule vérité que, dévoilée,
elle est aussitôt biffée par qui surveille
engrenages et aiguillages. Puis on replonge
dans le temps unique. Mais ce fut l'instant
où les rares vivants se sont reconnus
pour se dire, non au revoir, mais adieu.
p.191-192
Il me semble impossible,
ma divine, mon tout,
qu'il reste de toi moins
que le feu rouge-verdâtre
d'une luciole hors saison.
La vérité est que même
l'incorporel
ne peut égaler ton ciel
- seules les coquilles qu'imprime le cosmos
dans leur égarement disent quelque chose
qui te regarde.
(extrait de "Autres vers et poésies éparses") - p.291
Satura - 14
On dit ma poésie
poésie d'inappartenance.
Mais elle appartenait à quelqu'un : toi,
toi qui n'es plus forme, mais essence.
On dit que la poésie à son sommet
magnifie le Tout en fuite,
on nie que la tortue
soit plus rapide que la foudre.
Toi seule savais que le mouvement
n'est pas différent de la stase,
que le vide est le plein, qu'un ciel pur
est le plus diffus des nuages.
Ainsi je comprends mieux ton long voyage,
prisonnière des bandages et du plâtre.
Et pourtant ne me laisse pas en repos
l'idée que, seul ou à deux, nous ne sommes
qu'une seule chose.
(extrait de "La Tourmente et autres textes") - p.181