Pendant les années où ma mère a eu mon frère, ma soeur et moi à charge, elle n'était pas assez robuste pour travailler à l'extérieur car elle était atteinte de bronchite aiguë. Elle s'est tirée d'affaire comme elle l'a pu en dépensant avec discernement et minutie les vingt shilings et quelques que lui versait hebdomadairement l'Assistance publique ( une partie de cette somme était constituée par des coupons négociables chez certains épiciers ). Bien qu'elle eût été, aux dires de ceux qui l'avaient connue, une jeune fille gaie et pétulante, elle avait à cette époque perdu tout son entrain. L'adversité l'avait atteinte à l'âge où l'on n'est plus capable d'apprendre les courbettes de la pauvreté.
Tous garçon d'origine populaire qui, grâce au système des bourses, poursuit ses études jusqu'à l'Université est amené à entrer en conflit, un jour ou l'autre, avec son entourage familial. Il se trouve en effet au point de rencontre et de friction de deux cultures. On pourrait dire que seul aura réussi dans sa difficile entreprise d'acculturation celui qui, à vingt-cinq ans, sera capable de plaisanter de bon coeur avec son père ouvrier et de respecter sa soeur frivole ou son cadet moins brillant.
"Faites comme tout le monde", susurrent tous les souffles de l'air du temps : de toute façon, rien n'a d'importance et, comme le plus grand nombre a probablement raison, il n'y a qu'à faire comme tout le monde, "ça ne coûte rien". On ne vous demande pas de croire à grand-chose, il suffit de croire à la même chose que les autres. S'il n'y a pas de valeurs, on ne risque pas de transgresser quoi que ce soit : Des millions de gens - treize millions de lecteurs et d'auditeurs - ne peuvent avoir tort". Voilà comment, selon l'expression de Tocqueville, "les ressorts de l'âme se détendent sans bruit". Au stade ultime, toute tension disparaîtrait de nos vies et avec elle goût de l'effort et le sentiment du défi. La capacité de se divertir pleinement finirait d'ailleurs par disparaître elle aussi, malgré la multiplicité croissante des loisirs. A force de privilégier le souci de "prendre du bon temps", toutes les autres exigences doivent s'évanouir, mais nous manquerons alors de toute référence pour apprécier ce "bon temps" et le divertissement lui-même deviendra une simple routine. Le plus grave reproche qu'on puisse adresser aux formes modernes de loisir n'est pas tant qu'elles dégradent le goût, mais qu'à force de le surexciter elles l'émoussent et finalement le tuent. Selon Tocqueville, les sociétés démocratiques "énervent" plus qu'elles ne "corrompent" : les divertissements modernes détruisent la sensibilité à la racine, en sorte qu'il devient bien difficile au public de se reprendre et de s'apercevoir que le gâteau qu'on lui offre n'est que de la sciure de bois.
Ils se sentent bien trop supérieurs à la classe dont ils sont issus pour partager la complaisance résignée et somme toute assez heureuse des autres membres de cette classe à l'égard d'eux-mêmes. S'ils sont touchés, comme tout le monde, par le cynisme ambiant, cette influence les porte moins à "se faire du fric" ou à se laisser gagner par l'auto- satisfaction qu'à souffrir davantage de leur manque d'énergie. Chez les déracinés, l'insatisfaction et l'anxiété qui n'épargnent aucune classe sont poussées à leur paroxysme, du fait qu'ils sont sentimentalement coupés de leur classes d'origine par des qualités qui, comme la vivacité de l'imagination ou l'esprit critique, leur procurent une conscience encore plus aiguë et plus douloureuse de l'ambiguïté de leur condition. Les "déclassés par le haut" ne sont pas tous des névrosés, mais tous connaissent une expérience de l'anxiété qui peut, pour quelques-uns, conduire au déséquilibre pathologique et qui, en tout cas, reste sous-jacente même chez les individus menant la vie la plus normale en apparence ou ayant conquis les situations les mieux assises.
Les membres des classes populaires ne s'intéressent qu'assez peu aux théories et aux mouvements intellectuels; ils ne sont pas spécialement en quête de promotion sociale ou de réussite financière, mais ils s'intéressent toujours aux "gens". Ils partagent la passion du romancier pour les nuances des comportements individuels et les impondérables des relations humaines, non pas pour en faire la théorie, mais pour le plaisir d'en parler: "Quelle drôle de fille!" - "Tu te rends compte, dire un truc pareil!" - "Qu'est-ce qu'elle a bien pu vouloir dire?". L'anecdote la plus banale est contée sur le mode dramatique, avec une abondance de fioritures rhétoriques, de détails annexes et de modulations vocales. Les membres des classes populaires n'ont pas seulement le goût de la narration mais aussi celui du jugement à l'emporte-pièce; et ce n'est pas la finesse qui leur fait défaut.
Le paradis, c'est avant tout l'endroit où "tout s'arrange" et où l'on trouve le réconfort : là-bas la vie sera plus facile, on aura "le temps de s'asseoir" et de se reposer ; on réglera quelques petits comptes avec ceux qui vous "en ont fait voir", on reverra ceux qui sont partis les premiers et qu'on a bien regrettés, la petite soeur emportée par la tuberculose et le travail en usine, le petit garçon infirme mais si intelligent.
Certain sociologues à vocation critique sont tentés de voir dans cette littérature de série et surtout dans ses formes les plus modernistes l'expression d'un vaste complot de la bourgeoisie, c'est-à-dire une manière particulièrement subtile de fournir un nouvel opium au peuple pour le faire tenir tranquille. Il faut cependant observer que la grande majorité des producteurs de cette littérature sont eux-mêmes d'origine populaire. Il s'agit en général d'anciens boursiers qui ont "réussi" parce qu'ils avaient le "don du baratin" et qui connaissent leur public populaire comme seuls le connaissent ceux qui en sont issus. Si complot il y a, il est parfaitement diabolique puisqu'il faudrait supposer que "les autres" auraient entraîné les plus brillants sujets des classes populaires à devenir, par intérêt ou inconscience, les agents de l'abrutissement de leur propre classe d'origine. En fait, dans leurs mémoire, les auteurs de cette littérature populaire insistent toujours sur leur "sentiment d'appartenance au peuple".
C'est cette façon de considérer les membres de la famille royale comme des individus, eux-mêmes pris dans l'engrenage de la machine d'Etat, manipulée par les "autres", c'est-à-dire comme des gens qui ont une "vie de famille véritable" avec ses difficultés réelles, qui permet aux femmes des classes populaires d'éprouver de la sympathie pour la famille royale, de s'intéresser à ses activités les plus familières, comme s'y intéressent les femmes des autres classes : " C'est pas amusant ", disent-elles, " on les fait marcher tout comme nous " . Elles sont pleines de sympathie pour la reine lui témoignent ainsi qu'à son mari toute la "gentillesse" dont elles sont capables : "c'est une brave fille ", dirons-elles souvent.
Lorsque ma grand-mère disait de quelqu'un qu'il lui "ôtait le pain de la bouche", ce n'était ni littérature ni métaphore ;
Le goût populaire de la vitalité et de l'exubérance s'exprime - dans les arts plastique et décoratifs, les chansons, et, plus généralement, dans toutes les formes de "récréations" - par une débauche de détails ornementaux et une extravagance baroque ou même rococo. L'art populaire fait ses délices du baroque.