Au carrefour des ignorances

« Vous venez d’où ? De très loin j’imagine car dans cette partie du globe, tous les Alphas disposent d’une micro-puce implantée dans… cette partie de la main. ». Il désigna cette partie située entre le pouce et l’index. Avant de poursuivre son explication il s’assura qu’aucun autre client ne réclamait ses services. Rien ne pressait visiblement en cette fin de soirée : tous les clients étaient occupés à s’embrasser, s’offrir des présents et trinquer au champagne synthétique. Son cours d’anatomie et de science pouvait continuer :
« Cette puce contient toutes vos données personnelles, de l’état-civil, à vos coordonnées bancaires, et bien d’autres choses encore… Pour faire simple, ce circuit intégré de la taille d’un grain de riz contient, votre passé et votre présent, tout ce qui fait VOUS ! Même vos données les plus personnelles… Même vos badges d’accès, vos clés, vos papiers… ».
« Alors je ne suis pas tatoué numériquement. Chez nous, ils n’emploient pas ces méthodes. » conclut Krzyś. (...)
« Mais alors vous allez régler comment ?! » tressauta le serveur.
Avec un sourire narquois, Krzyś de répondre :
« Mais… à l’ancienne bien sûr ! Vous acceptez les espèces sonnantes et trébuchantes ? Ou bien je dois trouver un autre moyen ? ».
Dans la confusion et l’anormalité de la situation, le serveur revint après une bonne dizaine de minutes, le rendu-monnaie en main. Le temps d’expliquer le cas qui se présentait au caissier. Lequel rapporta les faits au maître d’hôtel qui avait fini par donner son accord. On reçoit toujours les clients étrangers avec le plus de respect. Quoi qu’il fasse ou pense. Seul comptait le chiffre.

Georges, de son côté, comme pour gagner du temps et s’assurer que sa belle maîtresse dormirait, flâna à la fenêtre-hublot. Qu’attendait-il ? À quoi pensait-il ? Les flocons programmés tourbillonnaient dans le silence sous le regard des réverbères. Il soufflait un dernier nuage de tabac lorsqu’Aurora apparut :
« Hello, bon Noël Georges ! ».
Et sur un ton à peine perceptible il répondit :
« Salut Aurora. Tu as failli me rater de peu. J’allais refermer la fenêtre et me coucher… ».
« Mais ! » s’étonna la petite fée « Il est à peine une heure du matin ! C’est tôt pour mettre fin aux festivités. ». Elle se pencha à l’intérieur de l’appartement pour constater que la pièce était vide et continua : « Ouh, ça ne te ressemble pas. Pas de convives, pas de musique, ni de mets somptueux. Les lampes sont éteintes. Ton salon est désert. Une raison à cela ? Et ta belle écrivaine, elle est où ? ».
« Oh, elle ? Elle est couchée et à l’heure qu’il est, elle doit dormir d’un profond sommeil… La fête est finie. Même si elle avait un goût bizarre cette année. Des saveurs de reproches… Une note amère qui vous reste en arrière bouche… ».
Avant qu’Aurora n’ouvre sa virtuelle bouche, il continua :
« La magie a foutu le camp Aurora. Et moi… je reste un fils de Bêtas ! ».

« Bonjour Krzyś, je ne vous réveille pas au moins ? Le réveillon ? Oh oui, oui… comme depuis bien longtemps. Et vous ? Pas trop perdu dans ce monde qui n’est plus le vôtre ? Vous avez bien dîné ? Pas trop de nouveautés ?».
Krzyś de répliquer longuement :
« Disons que je découvre une autre vie avec d’autres habitudes, d’autres mœurs… Bref, un autre monde dans lequel je me sens étranger. A commencer par les plats que j’ai mangés : tous synthétiques et sans véritable saveur. Enfin, pas celle de la terre qui a nourri leurs ingrédients. Mais ça, ce n’est qu’une cerise sur le gâteau. Mes découvertes ont commencé lors de mon voyage : tous se méfient de tous ; tous ont un regard inquisiteur voire peut-être même délateur. Et puis… il y a cette société… ».
Il chercha les mots justes.
« … de caste. Voilà le terme que je cherchais. Du côté d’un monde faussement idéal, il y a les Alphas. De l’autre… les Bêtas pour faire toutes les petites tâches. Toutes celles que les gens trop bien ne veulent pas faire. Ici on les considère, d’après ce que j’ai vu, comme des sous-humains... »

Il avait navigué sur la toile pour découvrir l’histoire. Celle de Khloé : d’abord présumée coupable de deux meurtres abjects : deux victimes aux cœurs arrachés alors qu’ils étaient vivants ! L’enquête avait d’abord été menée par une entité policière de haute volée. La Brigade de Haute Sûreté, rien que cela ! Le temps de le dire et une suspecte était derrière les barreaux. Puis, secondairement confiée aux forces de police provinciales, l’enquête avait silencieusement innocenté cette femme. Grâce à l’apparition d’un autre suspect, d’un mobile qui restait inconnu… La presse n’en avait su que très peu. Que ce qu’on avait bien voulu lui laisser entendre et qu’elle avait rongé comme un os, en déployant d’insensés propos : jusqu’au bout elle avait désigné Khloé comme la coupable. Une criminelle idéale ! Deux affaires de cœur, mal, très mal terminées et une imagination débordante de cruauté comme dans tous ses romans. Le public en avait fait ses choux gras. Tout était allé très vite. Comme cela s’était éteint aussi rapidement.

« Je préfère déjeuner en territoire connu. Et puis j’en ai assez des découvertes, assez de ce monde sans confort, de son parler, de ses mœurs étranges… et déplacés ! ».
« En résumé, ça ne t’a pas plu ! ».
Sans ambiguïté possible, au risque de fâcher son compagnon, Khloé répondit rapidement :
« Non ! Mais ceci dit c’était… Comment dire ? Intéressant ! Enrichissant d’un point de vue humain… Si je peux utiliser ce mot pour désigner cette population. Ma bibliothèque de traits de caractères et de personnages atypiques s’est enrichie ».
Georges ne sut comment interpréter cette dernière phrase. Il enchaîna par cette autre question :
« Donc tout n’était pas si médiocre dans ce voyage ? Tu es arrivée à en tirer un bénéfice au moins. C’est déjà ça ! En plus de savoir maintenant d’où je viens… ».
« Oui, pour ça je te remercie. C’est une confiance immense que de m’avoir confié ce secret terrible. Cette tare...qu’on ne pourrait soupçonner pour le bel inspecteur Georges F. Le colosse aux pieds d’argile… ».