Je retardai la rencontre, réprimai cette excitation grandissante quand une chose importante va croiser votre chemin et risquer de vous combler ou de vous décevoir à jamais, quand s'installe le silence autour de la fatalité, quand croît l'appréhension de l'un, de l'une qui va aimer l'autre, mais qui freine quand même, et qui tremble. Je retardai le moment, le moment juste où ce qui doit arriver arrive.
Dessiner veut dire dévorer, faire sien, digérer, comprendre, savoir comment ça marche, comment les têtes s'emboîtent et se chevauchent les écailles. Ce n'est plus un regard, ce n'est pas une photographie, c'est moins, c'est davantage : un fragment isolé, arbitraire, vrillé par l'attention, sans fond, sans panneau d'interdiction de stationner, une fatigue cristallisée sur une corniche, un juron, un sourire, il fait chaud, l'heure tourne, l'odeur des framboises monte des jardins, cela te fait envie mais tu continues, le soir tombe, lentement, sans encore revenir à toi ni t'inquiéter du repas. L'autonomie absolue. Seul le bon vouloir te cloue.
Dessiner met des yeux au bout des doigts, la vie se concentre là, palpite, le reste disparaît, et c'est un peu comme l'amour, qui fait sortir de soi, s'étonner, s'intéresser à l'autre en s'oubliant pour revenir habiter sa propre peau, avec une drôle de démarche, mal assurée, et un reste de fièvre de ce qui n'est plus sous les yeux.
Pour vivre la réalité, il faut l'éliminer, m'a dit une Canadienne. Cette phrase m'est restée longtemps obscure jusqu'à ce que je comprenne qu'éliminer pouvait signifier repousser ce qui empêche de voir ce qu'on veut vraiment, et rien que ça. Jeter son dévolu. Glisser un fond blanc, derrière. Enlever le surplus, en quoi le dessin, à sa manière propre, peut s'apparenter à la sculpture.
Les notes parlaient d'herbe. De saison. D'être là. De se sentir à sa place, et assez seul pour ne plus l'être jamais.
Un roi
Marque-page 31-05-2011