Il est toutes sortes d'histoires. Certaines naissent au fur et à mesure qu'on les raconte, leur substance est le langage même ; avant d'être mise en mots, chacune est à peine une émotion, une velléité de l'esprit, une image ou quelque impalpable réminiscence. D'autres viennent entières, rondes comme des pommes, et peuvent être répétées à l'infini sans que leur signification risque de s'en trouver altérée. D'aucunes sont prélevées dans la réalité et développées au gré de l'inspiration, alors que d'autres germent d'un éclair d'inspiration et deviennent réalité du fait même d'être racontées. Il y a enfin des histoires secrètes qui demeurent enfouies parmi les ombres de la mémoire ; pareilles à des organismes vivants, il leur pousse des racines, des tentacules, elles se couvrent d'adhérences, de parasites, et se transforment avec le temps en matière à cauchemars. C'est ainsi que pour exorciser les démons d'un souvenir, il est parfois nécessaire de le narrer à la manière d'un conte.
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La plus ancienne paroissienne de l'endroit - un un demi-siècle, elle n'avait pas manqué un seul samedi soir au Petit Heidelberg - était la Petite Eloisa, une miniature de femme toute de douceur et de délicatesse, à l'épiderme en papier de riz, coiffée d'une couronne de cheveux diaphanes. Elle avait si longtemps gagné sa vie à confectionner des confiseries dans sa cuisine que l'arôme du chocolat l'avait imprégnée de la tête aux pieds et elle dégageait une odeur d'anniversaire. (Le Petit Heidelberg)
Je crois que l'objectif de prise de vues avait un étrange effet sur lui, comme si cet accessoire le transportait dans un autre temps d'où il pouvait contempler les évènements sans y prendre vraiment part.
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Jamais Clarisa ne put s'adapter aux trépidations des temps modernes, j'avais toujours l'impression qu'elle était restée confinée dans les tonalités sépia de quelque portrait d'un autre siècle.
Le dimanche, elle allait avec son mari à la messe de midi, imperturbable sous sa mantille espagnole, épargnée par l'impitoyable dureté de ce sempiternel été, pâle et discrète comme une ombre. Nul ne l'entendit jamais prononcer davantage qu'un faible bonjour, esquisser des gestes plus démonstratifs qu'une inclinaison de tête ou quelque fugace sourire, elle semblait volatile, sur le point de s'évaporer dans un moment d'inattention. Elle donnait l'impression de ne pas exister et c'est ce qui plongea tout un chacun dans une profonde surprise quand on vit son influence sur le juge et les changements notables intervenus chez celui-ci. (La femme du juge)
Au milieu des seringues et des compresses, elle pouvait s'imaginer en héroïne de guerre,une de ces femmes courageuses qu'on voyait dans les films projetés de temps en temps au club du campement. Elle mit une obstination suicidaire à ne pas voir la réalité se dégrader, s'acharnant à embellir chaque instant avec des mots, à défaut de pouvoir le faire autrement. (Tosca)
Belisa Crepusculario comprit ce jour-là que les mots allaient en liberté sans appartenir à personne, et qu'avec un peu d'adresse, n'importe qui pouvait se les approprier pour en faire le commerce.
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