Citations sur Gabriela, girofle et cannelle : chronique d'une ville.. (24)
Elle était pétrie de chant et de danse, de soleil et de lune, elle était girofle et cannelle.
Les vieilles filles, en longues robes noires bien serrées autour du cou, avec leurs châles noirs jetés sur les épaules, ressemblaient à des oiseaux de nuit posés sur le parvis de la petite église.
Le parfum qui s’élevait de la ville et qui la submergeait ne se dégageait ni des jardins, ni des bosquets, ni des fleurs cultivées, ni des orchidées sauvages. Il venait des entrepôts, du quai et des docks.
C’était le parfum des grains de cacao séchés, violent au point d’entêter les gens venus d’ailleurs, mais si familier aux habitants d’Ilhéus que ceux-ci ne le sentaient plus. Il flottait au-dessus de la ville, du fleuve et de la mer.
Au son de sa voix, elle s’éveilla en sursaut, mais elle sourit aussitôt et toute la pièce parut sourire. Elle se leva – ajoutant avec ses mains les hardes qui la couvraient, humble et radieuse comme un rayon de lune.
La forêt entourait le fleuve avec ses arbres et son enchevêtrement de lianes, les cris effrayants et les piaulements sinistres des chouettes, une débauche de vert qui virait au noir.
La prière s’élevait vers le ciel diaphane et sans nuages où un soleil implacable, boule de feu meurtrière, dardait ses rayons brûlants capables d’anéantir les tendres cabosses de cacao qui venaient de poindre.
Elle était pétrie de chant et de danse, de soleil et de lune, elle était girofle et cannelle.
Des exclamations fusaient lorsqu'elle arrivait avec sa démarche dansante, les yeux baissés, un sourire que ses lèvres adressaient à toutes les bouches. Elle entrait, disait bonjour en s'avançant parmi les tables et allait droit vers le comptoir pour y déposer la gamelle. En principe, à cette heure-là, les clients auraient dû être rares, seulement quelques retardataires pressés de rentrer chez eux. Or, de plus en plus, les habitués faisaient durer l'heure de l'apéritif et réglaient leur temps sur l'apparition de Gabriela en buvant un dernier verre après son arrivée.
C’était presque toujours la femme qui l’abandonnait, lassée de cette vie de captive, d’esclave bien nourrie et bien vêtue. Certaines allaient échouer dans des maisons de prostitution. D’autres revenaient dans les plantations. L’une d’elles s’en fut à Bahia emmenée par un commis voyageur. Parfois, pourtant, il arrivait au colonel de se lasser le premier, d’avoir besoin de chair nouvelle. Il découvrait, presque toujours dans sa propre fazenda ou dans les villages des environs, une petite métisse sympathique et renvoyait la précédente. Dans ce cas, il lui donnait une bonne gratification.
L’honneur souillé d’un mari trompé ne pouvait être lavé que dans le sang des coupables. Cette loi venait du fond des âges, elle n’était écrite dans aucun code, elle habitait seulement la conscience des hommes, laissée par les maîtres de jadis, par ceux qui, les premiers, avaient abattu les forêts et planté le cacao. Ainsi était Ilhéus en ces Ides de l’an 1925 quand les plantations prospéraient sur les terres fertilisées par les cadavres et par le sang et que se multipliaient les fortunes, tandis que le progrès s’installait et que la physionomie de la ville se transformait.