– C’est comme si c’était ça la différence. C’est comme si être chrétien, c’était appartenir à une meute où tout le monde se moque de ce qu’on ressent, alors qu’être juif, c’était accepter une origine mais pas pour être avec d’autres, juste pour être seul, et malheureux. C’est comme si cette origine juive était une grosse valise qu’il allait falloir se trimballer pendant toute notre existence. Une grosse valise pleine de vieux manuscrits écrits d’une écriture illisible… d’une écriture illisible d’une langue qu’on ne parle même pas ! C’est comme si être juif, parce que ce n’était pas une nationalité, parce qu’on n’avait pas de territoire, devenait comme… comme un héritage tellement lourd… tellement immense… Comme si à force de naître dans des territoires étrangers, on avait dû se convaincre que le territoire n’était pas important mais que quelque chose de plus fort nous définissait – quelque chose de plus fort, mais de beaucoup plus pénible, quelque chose d’inébranlable qui rendait notre identité inéluctable, irrévocable. Et pourtant, aussi, absolument impossible à partager.
L’une des choses les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs, c’est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c’est de décider, définitivement, qui ils sont. Vicente ne sentait pas qu’on lui avait donné quelque chose, qu’on avait ouvert son esprit, qu’on l’avait éclairé sur ce qu’il était ou sur qui il était. Il ne se disait pas : Ah, au moins maintenant, je sais que je suis juif ! Vicente, comme beaucoup de Juifs, commençait simplement de comprendre que l’antisémitisme a besoin de Sémites pour exister, il commençait de se rendre compte que si un antisémite se définit en l’étant, il ne peut pas tolérer qu’un Sémite ne se définisse pas lui-même parce qu’il l’est.