Citations sur Veiller sur elle (826)
Elle me conduisit de nuit jusqu'à une grange abandonnée sur les flancs ouest du plateau, en pleine forêt. Elle se déplaçait dans les bois d'une manière étrange, coulant tel une onde entre des sentinelles vertes qui la laissaient passer sans rien dire, mais me piquaient et me harponnaient à intervalles réguliers pour m'inspecter, me renifler, qui c’est celui-là ? Viola revenait patiemment sur ses pas pour me décrocher des ronciers, des églantiers ou des asperges sauvages qui m'emprisonnaient. « Laissez-le, il est avec moi. » Et, peu à peu, je pus circuler librement dans l'épaisse forêt.
(p.155-156)
D’ailleurs, ils ont l’impression de savoir. Pas tout, mais l’essentiel. Parfois, les avis divergent. Pour tromper l’ennui, on se découvre des ardeurs de commère. C’est un criminel, un défroqué, un réfugié politique. Certains le disent retenu contre son gré – la théorie ne tient pas, on l’a vu partir, et revenir –, d’autres affirment qu’il est là pour sa propre sécurité. Et puis la version la plus populaire, et la plus secrète, car le romantisme n’entre ici qu’en contrebande : il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. Elle qui patiente depuis quarante ans.
À Pietra d’Alba, comme ailleurs, qui comprend l’eau, comprend l’homme.
(page 140)
Toutes mes joies, tous mes drames sont d’Italie. Je viens d’une terre où la beauté est toujours aux abois. Qu’elle s’endorme cinq minutes, la laideur l’égorgera sans pitié. Les génies naissent ici comme les mauvaises herbes. On chante comme on tue, on dessine comme on trompe, on fait pisser les chiens sur les murs des églises. Ce n’est pas pour rien qu’un Italien, Mercalli, donna son nom à une échelle de destruction, celle de l’intensité des tremblements de terre.
(page 14)
Je dois à mon père l'un des meilleurs conseils que j'aie jamais reçus :
- Imagine ton œuvre terminée qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation.
Toute frontière est une invention. Qui comprend ça dérange forcément ceux qui les inventent, ces frontières, et encore plus ceux qui y croient, c'est-à-dire à peu près tout le monde.
- je le jure, je te dis.Tu veux qu'on crache? Qu'on mélange nos salives pour que ce soit valable ?
- Les adultes mélangent tout le temps leur salive.Ça ne les empêche pas de se trahir et de se poignarder à longueur de journée.
( p.137)
Je le remerciai d’un signe de tête. Ni lui ni moi n’aimions les effusions. Nous étions nés de privations, de ceintures serrées, où même les émotions étaient comptées.
Le pays était suspendu aux villes du front, après la raclée que les Austro-Hongrois nous avaient infligée à Caporetto. On disait les positions stabilisées non loin de Venise. On disait aussi le contraire, que l’ennemi allait débarquer et nous égorger dans notre sommeil ou, pire, nous forcer à manger du chou.
(page 46)
Elle me dévisagea comme si j'étais devenu fou.
- J'ai l'air morte ?
- Maintenant non.
- C'est absurde, de toute façon. Pourquoi craindre les morts ?
- Euh... parce qu'ils sont morts ?
-Tu crois que ce sont les morts qui font les guerres ? Qui s'embusquent au bord des chemins ? Qui te violent et te volent ? Les morts sont nos amis. Tu ferais mieux d'avoir peur des vivants.
Je la dévisageai, bouche bée. Je n'avais jamais entendu quelqu'un parler comme ça. Je n'avais d'ailleurs jamais discuté très longtemps avec une fille, à part ma mère, laquelle n'était pas vraiment une fille, mais ma mère.