Entre ces déploiements harmonieux de toiles et d’agrès, manœuvres courantes et dormantes, étais, haubans et galhaubans, se glissaient les petites sœurs, les voiles d’étais, triangulaires, pour capter les moindres souffles du vent qui auraient échappé aux grandes voiles carrées. Trente gabiers, conduits par leurs chefs de hune, évoluaient en permanence dans la mâture, comme des bandes de singes dans une forêt, changeant ici une cosse et là une manille, un mousqueton, graissant poulies, réas et autre bouquets d’amures, dégageant une drisse, une estrope, un hale-bas ou une écoute, vérifiant les chouquets pour les empêcher de décapeler, renforçant les fourrures protégeant les câbles, graissant de suif le patin de la corne et le ragage des vergues volantes, vérifiant au ton des mâts le capelage des haubans.
Mais quel est cet objet étrange avec lequel tu écris ?
— C’est un crayon.
— Ce mot me dit quelque chose.
— C’est une invention récente d’un génial chimiste et mécanicien normand, Nicolas Conté, pour remplacer la pointe d’argent ou la baguette de plombagine, si fragiles. À l’intérieur d’un tube en cuir piqué, ou d’un bâtonnet en bois de cèdre, on coule un mélange de plombagine et d’argile finement pulvérisée. On ne se salit plus les mains, on peut le tailler, effacer les traits, presque aussi noirs que l’encre, sans tacher.
Ils longèrent la Seine, aux rives encombrées de bateaux plus ou moins désarmés.
— Le blocus anglais les réduit à l’inaction, dit Florian. On trouve de belles coques de vaisseaux marchands à vendre, pour le prix d’un harenguier !
— C’est pire au Havre-de-Grâce – je veux dire au Havre-Marat –, qui importait le coton de Saint-Domingue.
— Et aussi à Honfleur et à Dieppe, ajouta Florian. Mais dans ces ports, au moins, les marins se convertissent de plus en plus à la course, bien que l’Angleterre, outre sa flotte, ait mis en ligne vingt frégates dans la Manche pour les traquer.
Brusquement, toute timidité l’avait quitté. Ses yeux brillaient.
— Toi, tu voudrais être corsaire !
— Évidemment ! Mais pour cela, il faut d’abord apprendre le métier de la mer et des armes.
Une flotte puissante n’y suffirait pas. Il faudrait aussi des officiers capables pour la mener au combat. Or on poursuit tous les anciens aristocrates comme nous, même acquis à la République. Moi-même j’ai été dénoncé et peux m’attendre au pire.
L’égalité ne se négocie pas. Elle est ou elle n’est pas. C’est comme la liberté.
— ... La Révolution, c’est la liberté !
— Pas pour les femmes, les filles surtout ! Et je veux te préserver pour t’établir avec un bon parti, un homme sûr, un homme riche…
Bien que fortement épris, ce célibataire qui se croyait endurci avait résisté à l’appel des sens. Émerveillé, il la respectait, comme s’il voulait préserver l’instant précieux où ils s’étaient unis au premier regard. Peut-être voulait-il aussi la protéger d’elle-même et d’un amour impossible, lui éviter un avenir incertain, alors que lui-même se trouvait pris au cœur du cyclone révolutionnaire, qui pouvait l’envoyer à l’échafaud.
— En effet. Nous avons toujours pensé que la prospérité d’un pays ne pouvait se bâtir sur l’exploitation d’un groupe par un autre.
— Ce sont les principes même de la Révolution et de la République.
« Comment a-t-on pu le comparer à un aigle qui plane dans les cieux ? Ils n’ont jamais vu d’aigle ! »
Une guerre d’extermination s’engage. Les Blancs tuent ce qui est noir, les Noirs ce qui est blanc. Les camps des Noirs sont entourés de pieux où sont plantées les têtes des Blancs. Sur les routes menant aux postes des Blancs, aux arbres se balancent les corps des Noirs pendus. Les esclaves révoltés égorgent même les Noirs épouvantés qui se cachent et refusent de se battre à leur côté.