Clara Arnaud a 37 ans.
«
Et vous passerez comme des vents fous » (un vers lumineux tiré du texte « Impromptu » du Poète Arménien Hovhanes Chiraz), est son 5ème livre. Cette jeune femme a déjà beaucoup bourlingué à travers la planète, souvent seule, depuis l'âge de 17 ans. le Québec, l'Irlande à Vélo, la Chine, le Kirghizistan , à pied ou à cheval, la République du Congo s'inscrivent à son tableau de marche. Titulaire d'un master à
Sciences Po, Géographe, elle participe à des programmes de développement en Afrique ou au Honduras.
La guerre des ours, dans les Pyrénées est au centre de son livre. de tous temps, se sont affrontées dans des guerres pastorales, bergers gardant leurs brebis dans les estives, et défenseurs des ours, de leur écosystème, de leur mode de vie. de tous temps mais plus encore ces dernières années, où les antis ours (bien décidés à s'en débarrasser), et les écolos et les pro ours participant à des programmes de réintroduction des espèces menacées en voie de disparition, s'affrontent avec violence à travers deux visions opposées et irréconciliables, dont les arguments cependant sont parfaitement recevables des deux côtés. Si pendant longtemps les bergers acceptaient la présence des ours au prix de quelques brebis égorgées, la coexistence plus ou moins pacifique a désormais bien disparu.
C'est la trame de ce livre formidable.
Nous assistons à deux représentations si différentes, de la nature, de la vie pastorale, du respect de l'animalité et de la volonté de maintenir puis de réenrichir la biosphère.
Alma est une jeune éthologue, qui vient défendre dans les Pyrénées non seulement un programme de réintroduction de cette espèce menacée, mais surtout comme éthologue, étudier de façon novatrice le comportement des ours, comprendre pourquoi, comment des attaques sanguinaires de troupeaux, analyser avec finesse les relations avec l'habitat et leur progéniture. Beaucoup de temps passé dans une montagne aride, à l'affut pendant des heures, à guetter le moindre indice sur cet animal qui se fond avec dextérité et intelligence, dans son habitat rocailleux, mais bouleversé par la sécheresse et le dérèglement climatique.
Gaspard, lui, est berger, marié, papa de deux petites filles, et s'en va faire seul la transhumance, avec un troupeau regroupant les cheptels de plusieurs bergers, pas moins de 500 brebis, de plus en plus haut, dans des estives toujours plus hautes et difficilement accessibles. Défenseur de ses brebis, bien sûr, mais aussi respectueux des ours, si souvent hostiles.
Le troisième focus se fait sur Jules, qui au siècle dernier, quitta ses Pyrénées natales pour partir en Amérique, avec son ourse, (capturée bébé dans une scène magistrale, digne des meilleurs thrillers) pour y faire fortune comme montreur d'ours. Ça marchait bien à l'époque ! C'est la juxtaposition de ces trois récits, parfaitement bien entrelacés, qui compose cette fresque magnifique.
Clara ARNAUD sait manifestement de quoi elle parle, faisant corps avec cette région des Pyrénées Centrales, imprégnée de ses us et coutumes, de ses archaïsmes qui n'en sont plus forcément aujourd'hui, apte à en deviner les odeurs, les couleurs et les sons, au point pourrait-on dire d'être elle-même devenue, bergère. Ou brebis ! Gaspard a fui la ville, et son activité de paysagiste, pour se mêler aux montagnes, où garder, s'occuper des brebis , les aimer, les connaitre, les voir vivre est devenu une seconde peau. En arrière-plan un drame survenu l'année précédente se dévoilera peu à peu, densifiant encore la dramaturgie de l'histoire.
Le livre est… passionnant, somptueux. Il est … beau. il résonne aux sons des clochettes, du vent, des aboiements des patous, ces terribles et efficaces chiens de garde, et de Luna la chienne, l'écriture est d'un style, d'un éclat et d'une poésie splendide. J'ai aimé lire et relire certains passages, les gouter, et me projeter dans ces estives. Ce n'est pas du
Giono. C'est vraiment autre chose, naturaliste mais sociétal, bucolique mais politique.
« Ici, il lui semblait (Alma) que les jeux étaient trop déséquilibrés-on avait déjà tout détruit ou presque- que l'ours servait à racheter la bonne conscience collective. Un ours qui devenait le porte étendard de militants, d'associations, de touristes et de politiques, qui n'avait plus grand-chose à voir avec la montagne. Et elle, qui se battait jour et nuit pour un individu alors que les plaines, les montagnes, les forêts, avaient cramé tout le mois de juillet, qu'on déversait encore du glyphosate dans les champs en toute légalité, que la France investissait massivement dans les énergies fossiles. N'était-ce pas un peu grotesque ?
Et pourtant, tant de fois ces dernières semaines lorsqu' elle rentrait du terrain après avoir rencontré des isards, repéré un triton dans le ruisseau, trouvé des traces d'ours et collecté des images des caméras, observant le passage d'un chat des bois, ou les tergiversations d'une martre, - elle avait pensé que tout n'était pas perdu. Car il y avait dans la démarche, le regard, le corps en mouvement de ces bêtes, leur singularité, leur imprévisibilité, quelque chose qui échappait au contrôle, à la statistique, qui se déjouait des politiques publiques et des conflits territoriaux, une nécessité propre, une poésie, cette part sauvage qui avait résisté dans les interstices du monde. »
Pour ceux qui la connaissent, j'ai pensé à l'écrivaine Québécoise
Gabrielle Filteau-Chiba qui dépeint si bien la forêt et son monde dans «
Sauvagines. » Mais aussi , quelquefois, à l'esprit de
Baptiste Morizot.
L'histoire est terrible, tragique, politique, lorsque l'on voit Alma, « la salope aux ours » comme il est tagué sur sa voiture, se démener seule dans un temps imparti pour fournir des informations et un rapport, sur l'habitus des ours, les conflits avec son organisme d'étude pris en tenaille entre la nécessité de réintroduire une espèce pour ne pas la voir disparaitre et une population farouchement décidée à s'en débarrasser. On apprend beaucoup de choses, sur ce monde seulement évoqué habituellement dans les faits divers. La vie est souvent nuance, pas seulement bloc contre bloc.
On comprend enfin la dureté d'un travail choisi, loin d'une société envahie par le numérique et la surconsommation, et où l'on garde encore quelques valeurs de l'humain. Nous sommes ici aux antipodes du
Sylvain Tesson des « Forêts de Sibérie » qui organise sa solitude pendant 6 mois dans un univers nécessairement hostile, pour y provoquer images et source d'inspiration.
C'est aussi , me semble t il, un livre très terrestre et très Terrien, de par l'infini respect de son autrice à notre Monde , dans sa bigarrure, sa richesse, sa multiplicité, un livre où l'on marche beaucoup, mais où l'on sait s'arrêter le temps qu'il faut, pour regarder, épier, autour de soi, la vie, l'infiniment petit comme la beauté de la nuit où se découpent avec majesté la crète des montagnes, où l'on se surprend à lever les yeux vers les sommets, comme si c'était l'évidence de voir se dessiner les monts, obscurs, secrets, imprévisibles, éclatants de beauté juste au-dessus de nos têtes. La montagne. Ses bouquetins autrement plus agiles et graciles que nous, en fusion avec la roche et virevoltant, avec grâce, survolant les précipices, métaphore de nos vies. Mais aussi et enfin, la Montagne, cruelle, qui ne rend pas de compte, prend, et n'a rien à justifier.
Un livre tragiquement beau, une autrice à découvrir absolument, une histoire qui demeure dans le coeur, des images et des paysages, des caractères trempés, et des ours, qui au final ne nous font plus aussi peur qu'avant.
Et une envie, celle de découvrir les précédents livres de Clara Arnaud.
Humainement et Naturellement recommandé.