Et vous passerez comme des vents fous, ce titre étrange est un vers extrait d'un quatrain du poète arménien Hovhannès Chiraz, venant clore ce merveilleux roman de Clara Arnaud.
Le récit s'ouvre en 1883, dans une vallée des Pyrénées centrales. Un jeune garçon, Jules, vient enlever subrepticement à sa mère, une oursonne de quelques semaines dans sa tanière. Cette scène sidérante de capture est l'entame du livre. L'animal ainsi capturé va ainsi très vite être asservi, Jules redescend dans la vallée, chez le forgeron, pour que celui-ci perce la cloison nasale de l'ourson, lui glisse un anneau de fer auquel sera fixé une chaîne qui ne quittera plus jamais l'animal. Cette scène fait écho à une photographie ancienne figurant au tout début du livre. On y voit un homme debout faisant face à un ours muselé, enchaîné qui se dresse à hauteur de l'homme, fier, narguant la bête, avec dans les yeux un regard mêlant l'admiration et la domination. Il était fréquent entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle de voir des jeunes hommes devenir ainsi des dresseurs d'ours, des saltimbanques, qui capturaient des oursons dans leurs tanières, puis qui les dressaient, les éduquant pour en faire des ours dansants, des bêtes de foires, partaient avec eux sur les routes de France, d'Europe, parfois traverser l'océan Atlantique, tentant de faire fortune aux États-Unis, voire en Amérique latine…
Je regarde longuement cette photographie qui porte, de manière symbolique, dans ces deux regards qui s'affrontent, - celui de l'homme et de la bête, toute la force du roman, une sorte d'amour-haine à jamais posée comme un défi.
La relation à l'ours fait partie de la montagne depuis toujours… Cette relation entre l'amour et la haine est entretenue aujourd'hui plus que jamais dans les Pyrénées mais aussi dans les autres paysages montagnards, par la réintroduction massive de l'ours.
Et c'est ainsi que Clara Arnaud nous invite à un récit contemporain où l'histoire de Jules devenu montreur d'ours et de son ourse captive va venir s'entrelacer à la réalité montagnarde d'aujourd'hui, résonnant tragiquement avec le présent.
C'est un roman à la dimension chorale qui nous fait entendre la voix de plusieurs personnages que la montagne unit. Parmi ces voix se détachent celle d'Alma et celle de Gaspard.
Alma est une jeune femme éthologue, travaillant au service du Centre national pour la biodiversité, elle est venue ici dans le cadre d'une mission d'observation pour mieux comprendre le comportement des ours : une meilleure connaissance de ces plantigrades permettrait en effet d'avoir des réponses mieux adaptées aux phénomènes de prédation dont sont victimes parfois les troupeaux au cours des saisons d'estive.
Justement, l'autre personnage est un berger solitaire, amoureux de la nature, Gaspard, confronté à l'ours qu'il voit comme un prédateur, venant attaquer ses troupeaux, manger parfois une brebis, suscitant l'angoisse de perdre de
nouvelles bêtes.
Tous deux savent communier avec la montagne, chacun à sa manière. Forcément, tous deux n'ont pas le même regard sur l'animal.
Le récit offre un chassé-croisé de leurs itinéraires durant trois saisons, printemps, été automne, entre la vallée et l'estive, avec comme toile de fond tout ce que la présence de l'ours qui rode dans les parages suscite comme émois, passions, tensions, jusqu'aux conflits…
Le ressort narratif tient dans cette incompréhension des relations, vite dépassée par quelque chose de plus grand, l'autrice réussissant subtilement à hisser le récit dans une autre dimension, à la hauteur des massifs montagneux qui surplombent le texte.
J'ai été séduit par l'écriture poétique de Clara Arnaud. Tissant un roman généreux dans un grand respect des uns et des autres, elle sait développer une puissance évocatrice qui mêle la réalité sociologique des vallées qui se dépeuplent à la dimension intemporelle, presque mythique d'un territoire de montagne.
Le récit devient brusquement cet espace où des gens vivent, où tout commence, où tout finit, un territoire d'errance, un territoire indomptable ou presque...
Clara Arnaud dit la solitude d'un territoire de montagne, sa grandeur, son âpreté, la lumière qui pénètre dans ces forêts anciennes, la lumière qui s'en éloigne aussi. C'est un monde dont la verticalité étouffe par endroit, dans l'isolement des transhumances, une montagne qui enferme autant qu'elle protège.
Clara Arnaud nous invite dans les vertiges du paysage, ses béances, ses combes, ses surplombs, ses fractures et ses déchirures aussi douloureuses que celles des personnages.
C'est une montagne avec ses propres règles, ses propres codes de vie, où hommes et bêtes ont mêlé leurs pas, leurs traces de manière indistincte. C'est une montagne qui ensorcèle, fait rêver, nourrit, broie, avale, digère, à laquelle beaucoup appartiennent viscéralement, qu'ils ne quitteraient pour rien au monde. D'autres viennent, novices dans le paysage, rêveurs ou inconscients, tentent de l'apprivoiser. Clara Arnaud dit tout cela aussi dans son roman.
La figure mythologique forte de l'ours et de son rapport à l'homme ne cesse de venir enchanter les pages.
Je me suis demandé pourquoi l'évocation de l'ours suscite immédiatement des réactions épidermiques du côté de notre versant des Pyrénées, alors qu'à Somedio de l'autre côté en Espagne ils font la fierté des vallées et ont leur musée. Alors qu'en Alaska les ours sont rois...
Ici Alma doit mener son travail presque en catimini, car sa mission pourrait lui valoir des menaces. Pourtant elle ne veut pas prendre part à la guerre de l'ours qui agite les estives et la vallée.
Alors, je l'ai suivie dans ces affuts, observant de loin une ourse et son petit, notant scrupuleusement le moindre détail dans son carnet. J'aimais son regard émerveillé devant la beauté d'une reine dans son royaume. J'étais si près d'elle dans cette scène rendue si belle par cette simple communion avec le vivant que j'aurais presque entendre sa respiration, capter les battements de son coeur. J'ai aimé être littéralement plongé en immersion, bivouaquant, vivant dans la montagne, avançant en embuscade, épris de cette quête.
Pourtant, Clara Arnaud n'a pas écrit un roman pastoral aux accents régionalistes, à la manière d'une carte postale bucolique et gentillette en provenance des Pyrénées. Enfin, dirais-je, un roman de montagne qui ne glorifie pas l'exploit individuel des cimes mais l'humilité des gens invisibles dans la vallée en-bas, c'est fort appréciable ! Dans un style pourtant totalement différent, ce livre par moments m'a fait penser à l'univers dépeint par
Charles-Ferdinand Ramuz.
A travers ce récit, Clara Arnaud interroge notre rapport au sauvage, notre rapport à ce qui échappe au contrôle, notre rapport à la montagne aussi, à ce qui est plus grand que nous.
Clara Arnaud raconte la montagne avec la complexité d'un espace dans lequel les hommes et les bêtes, sauvages, domestiques, voient leurs destins enchâssés, entremêlés, parfois entrer en conflit.
Elle nous délivre au final un territoire réensauvagé, reconquis par la forêt, à la faveur de l'abandon des populations, où l'homme est une petite chose, revient à cette chose qui le rend humble, le remet à sa place, à sa juste place qu'il n'aurait peut-être jamais dû quitter, c'est-à-dire une place parmi les autres vivants, parmi les animaux, parmi le végétal, parmi le minéral. Une place où il ne serait plus le prédateur qu'il est devenu aujourd'hui.
Je remercie l'équipe de Babelio et les Éditions
Actes Sud pour l'envoi de ce très beau roman grâce à une masse critique privilégiée.