Il faut parfois qu’un homme soit assez grand pour abandonner sa petitesse.
Elle examina la page ainsi restaurée, la lumière tombant sur l'image d'un pilote musulman gujarati guidant Vasco de Gama sur la route de l'Inde en 1498, un homme dont l'histoire n'avait pas retenu le nom.
Les lamentations étaient aussi anciennes que les poèmes d'amour, elle le savait. Elles étaient elles-mêmes des poèmes d'amour. Dédiés aux disparus que jamais plus on ne reverrait, aux cités incendiées.
Elle aurait aimé que les morts soient dans un endroit précis, mais ils n'étaient nulle part. Effacés, enfouis dans la mémoire.
Au crépuscule lui vinrent les mots de Saint Augustin. " Et j'entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images... p 39
Des bâtiments à l’intérieur d’une pièce ! Normalement, une pièce était plutôt à l’intérieur d’un bâtiment, et non l’inverse
Il faut parfois qu'un homme soit assez grand pour reconnaitre sa petitesse.
Fais attention, dit-elle. On ne se bat pas contre les tigres.
Il lui lança au moment de franchir le seuil:
Bien sûr que si. À condition d'être soi-même un tigre
Le quartier était connu sous le nom de Badami Bagh. Comme le suggérait cette appellation, il y avait eu ici autrefois un verger d'amandiers, qui avait occupé la périphérie nord de la ville pendant presque deux siecles. En 1857, quelques-uns des chefs de la révolte des cipayes s’étaient cachés au milieu des arbres touffus pour préparer leurs attaques et, plus tard une fois la mutinerie écrasée, les Britanniques les avaient pendus aux branches de ces memes arbres.
Dans les années 1950 - les Anglais à cette date étaient partis, et le Pakistan devenu une nation indépendante - , la ville avait commencé à jeter ses tentacules en direction du verger, dont les propriétaires ne tardèrent pas à comprendre que le terrain sur lequel poussaient les amandiers leur rapporterait beaucoup plus s'il était bâti. L'amanderaie était la propriété d'une seule famille élargie, qui décida de construire les maisons les plus petites qui soient et les louer aux chrétiens travaillant comme domestiques chez les musulmans de Zamana ou comme employés au nettoyage des rues et des égouts de la ville - une communauté connue pour être docile et disciplinée.
Au début du vingt et unième siècle, Badami Bagh était un ghetto, le quartier le plus pauvre de Zamana. La ville avait continué à grandir pour finir par l'encercler et l'engloutir, avant de poursuivre son extension. Entourant l'enclave chrétienne de maisons musulmanes sur les quatre cotés.
Il ne subsistait de l'ancien verger qu'un seul amandier, et il se trouvait dans la cour de la maison de Lily et Helen. De temps à autre, le fantôme d'un mutin pendu descendait de ses branches pour aller errer dans Badami Bagh, demandant aux passants de dénouer la corde qui lui enserrait le cou.
Avec l’âge, elle avait appris qu’aucune douleur n’était jamais nouvelle, que l’on ne guérissait pas de ses premières blessures que les premières plaies restaient toujours à vif.
Elle se souviendrait toujours de cette poignée d'instants remontant à ses premières années. L'enfance... l'époque où les minutes peuvent durer des heures et les jours s'évanouir le temps d'un clignement de paupières
L'immense pièce dans laquelle elle se trouvait servait à la fois de bibliothèque et de bureau. Un lieu de solitude féconde.