Vous ressemblez à Paris en 1939
Ah...mais encore ?
Vous avez l'air préoccupé....
On aurait cru qu'il avait effacé de sa mémoire une période dont il s'était purement et simplement annulé. Il considérait ces années-là comme non avenues. Son attitude rappelait celle d'un théologien espagnol arrêté par les agents de l'Inquisition à l'Université, en plein cours, qui passa plusieurs années emprisonné, fut torturé, puis le reprit par ces mots :"Ainsi que je le disais hier..." Il avait gommé le noir intermède.
Depuis cet accueil, certains n'avaient pas cessé de raconter afin d'exorciser leurs fantômes, et leurs récits devenaient vite insupportables. D'autres n'avaient pas cessé de se taire pour mieux laisser leur plaie se refermer, et leur silence parfois glaçant. Chacun à sa manière ils disaient tous la même chose. Celui qui n'y est pas allé n'y pénétrera jamais, celui qui y est allé n'en sortira jamais, car la maison des morts est hors du monde.
Quand il parlait, il agitait des mains pleines de doigts. Ça bougeait de partout, on allait voir ce qu'on allait voir. Même s'il n'y avait rien à voir, on était séduit par son verbe. Ses répartis étaient magnifiquement ciselées, ses phrases les plus anodines étonnamment bien rythmées. A croire qu'il biseautait même ses bons mots et ses anecdotes.
Plus je m'enfonçais dans le maquis des archives, plus je m'apercevais que les années noires avaient été grises. Elles n'étaient qu'ambiguïté et compromis. Elles avaient la couleur du flou. L'engagement net et entier, de quelque bord qu'il fût, était l'exception et non la règle.
La lecture de centaines de lettres de dénonciation m'avait ahuri. Non par la violence de la haine ordinaire mais justement par sa sérénité, du moins jusqu'au printemps 1942. On s'expliquait, on argumentait. Ils sont trop ceci, ils sont trop cela, on devrait donc les mettre ailleurs, le plus loin possible de chez nous. Ce furent des années de grand débarras. On a beaucoup jeté. Mais je fus encore plus accablé en forant davantage dans ce gisement de rancoeur.
C'était le mari trompé qui trahissait sa femme au coeur innombrable, la maîtresse délaissée son amant trop volage, l'ami floué son associé duplice, le père de la fiancée son futur gendre indésirable. Cela s'est passé entre Français. Des chrétiens ont fait ça à des Juifs. Mais des Juifs se sont également fait ça entre eux. À l'instant de sauver leur peau, certains étaient capables de tout.
Cet envoûtement était par nature prometteur mais il avait une face cachée. Je me maudissais de m'être laissé prendre dans les rets de cette période maudite. Les années noires menaçaient de déteindre sur moi. Mes amis me reprochaient d'être de plus en plus sombre, mais qui aurait pu comprendre que je prenais la couleur de l'histoire ? Personne.
Les années noires menaçaient de déteindre sur moi. Mes amis me reprochaient d'être de plus en plus sombre, mais qui aurait pu comprendre que je prenais la couleur de l'histoire ? Personne.
Il avait tout le temps l'air mouillé, comme s'il avait beaucoup plu dans sa vie.
Entre l'abjection de conscience et le supplément d'âme, on trouvait le registre complet des accomodements, compromis et reniements dont la Révolution nationale entendait faire des vertus bien françaises.
Cette histoire me poursuit encore. Elle hante mes jours et même mes nuits, moins toutefois depuis que je l'ai dévoilée. Madame Armand ne me quitte pas. J'aurais tant voulu qu'elle m'aide à tuer la guerre en moi. Puisque j'ai fait partie de sa mort, elle fait désormais partie de ma vie.