La Cliente

Ce monde m'était hostile puisqu'il m'écartait pour avoir osé désigner le Mal.

Il ne faut jamais rencontrer les gens qu'on aimerait haïr. Jamais.

Les gens qu'on aime, qu'on côtoie en permanence, qu'on rencontre naturellement, on croit les connaître, mais que sait-on vraiment d'eux ? Presque rien en vérité. Des poussières d'informations, quelques souvenirs égrenés au fil de la conversation, des rumeurs imprécises, des non-dits qui encouragent toutes lesinterprétations. Et ce misérable tas de secrets qui fait que l'homme est l'homme et le ronge plus sûrement que la haine ou l'indifférence. Il faudrait faire l'effort de savoir. Pas le temps, dit-on. Le plus souvent, plus que l'envie, c'est l'occasion qui manque. (p. 36)

Si cela n’avait été que haineux, ce serait simple. Mais lorsque le mal s’exprimait dans toute sa banalité, lorsqu’il apparaissait profondément ordinaire, la raison déposait les armes. Car, avec l’occupation, on n’est plus dans la politique. Pendant quatre ans, ce fut à chaque heure l’heure de vérité qui révéla la part d’humain ou d’inhumain en nous.

C’était un temps où un grand bourgeois, à l’instant de rédiger son arbre généalogique certifié sincère et véridique, pouvait par six fois écrire « catolique » avec une faute et « aryen » sans faute…

La lecture de centaines de lettres de dénonciation m'avait ahuri. Non par la violence de la haine ordinaire mais justement par sa sérénité, du moins jusqu'au printemps 1942. On expliquait, on argumentait. Ils sont trop ceci, ils sont trop cela, on devrait donc les mettre ailleurs, le plus loin possible de chez nous. Ce furent des années de grand débarras. On a beaucoup jeté. Mais je fus encore plus accablé en forant davantage dans ce gisement de rancœur.

Un jour, je crus toucher au but. En retirant la sangle d'une vieille chemise particulièrement poussiéreuse, j'ai pu déchiffrer son intitulé, "Dossier psychologique". On remarquera la délicatesse de l'euphémisme. Le dossier était encore plus crasseux à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il était rempli de lettres de dénonciation non classées.

J'avais moins le sentiment d'éplucher des dossiers que d'éviscérer une bête trop longtemps conservée en état de congélation. Elle était un monde à elle seule. Je me transformais au fur et à mesure que j'en examinais l'écorché sur la table d'anatomie. Je sondais les liasses au scalpel, effaré de constater que nul ne les avait jamais ouvertes auparavant. Rien n'est fascinant comme d'avancer en terra incognita. L'ivresse est telle qu'on n'imagine pas un seul instant qu'il ne puisse ne rien y avoir au bout. Si on l'imagine, on est guetté par la folie. Le goût de la recherche est inséparable du vertige qu'elle suscite.

On n'en finira jamais avec cette histoire. Elle nous hante, elle nous obsède, impossible de nous en débarrasser. Plus d'un demi-siècle que la méduse nous colle à la peau. Quand certains meurent de leurs moeurs, d'autres etouffent encore de ce passé qui ne passe pas. après tout, à chacun ses insomnies. Les plus à plaindre ont la nostalgie de ce qu'ils n'ont même pas connu. Cette étrange spectre est l'astre noir de notre morale. Qui saura l'exorciser? qui....