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Citations sur Personne (63)

À la fin de sa vie, mon père voulait être rien. C’est-à-dire qu’il voulait être seulement, ôter ses masques, dépouiller ses défroques, renoncer aux rôles, aux personnages, que sa vie entière il s’était épuisé à incarner, se défaire des qualités qu’il avait une à une revêtues, cherchant celle qui le définirait, lui donnerait forme et contenu, le changerait enfin en sa propre statue, une silhouette de marbre aux contours nets, aux arêtes tranchées, une personne, un homme fait, un homme de qualité, de ceux qui arpentent les rues dans la grande lumière de midi sans jamais se demander pourquoi ils sont eux-mêmes plutôt que l’ombre qui s’attache à leurs pas, et ainsi il allait, inscrivant de nouveaux titres sur ses cartes de visite, essayant son nez de clown, ses lunettes d’espion, son bandeau de pirate, sa peau de mouton noir, son tablier de franc-maçon, éternel enfant de cinq ans jonglant avec les possibles, prenant, devant son miroir, les poses des vies rêvées, cherchant celle qui, enfin, collerait à sa peau, s’imprimerait sur ses traits, celle dans laquelle sa foule intérieure pourrait se rassembler, dire d’une seule voix c’est moi, mais il avait beau chercher, il ne trouvait pas, car ils étaient trop nombreux, les autres qu’il abritait, trop nombreux à loger sous sa peau, à parler avec sa voix, c’était eux qui à travers lui, tour à tour, disaient je, qualités sans homme, attributs sans moi, atomes pulvérisés autour d’un centre absent.
Un jour est venu, ainsi, où il a voulu se débarrasser d’eux, quitte à aller nu, quitte à n’être rien, un homme sans qualités et même un peu moins, ou beaucoup plus, un homme, seulement, qui malgré tout vivait. Il lui fallait, pour cela, renoncer à avoir, ce qui n’allait pas de soi dans cette famille où une vie se chiffrait en maisons et en meubles, en propriétés et en gains. Dans la petite chambre blanche où nous l’avions installé, il ne lui restait plus qu’un divan et un bureau, quelques photos, quelques tableaux ; et de cette famille largement ramifiée, seuls ses enfants pouvaient encore compter pour siens :
Je ne suis pas encore revenu dans le monde des plaisirs, mais je sais les joies possibles à condition d’aller vers elles. La proximité retrouvée des miens est déjà « la grande joie », et je ne puis espérer avoir celle de jouir de la bibliothèque de Montaigne, de la piscine de Dali à Cadaquès, du petit bureau de campagne de Napoléon, pour écrire seul face à la mer, aux déferlements de la pointe du Raz, aux éclats des vagues à Biarritz. Être à nouveau le père aimé et estimé, trouver l’amour en étant une nouvelle fois saisi par lui. Avoir : il m’en faut peu. Être : je dois pouvoir le redevenir pleinement, mais différemment sans doute. Je ne peux que m’en faire promesse.
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Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, « livres de brouillon », blocs à en-tête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. j’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. Chaque matin, chaque soir, il s’est assis à son bureau, il a allumé une Pall Mall ou une Craven A, dont la cendre troue les feuillets, et il a tenté de recomposer sa vie. Pas de récits, sinon de rêves, mais des comptes, des bilans, des listes de choses à faire (« Téléphoner aux filles, payer loyer, tenir jusqu’à demain », et le lendemain il raye et en marge il écrit « FAIT »), et surtout, sans cesse recommencés, des schémas : lignes droites partagées en segments, segments de bonheur, segments de malheur, segments avec et sans alcool, avec et sans hospitalisation, fléchés de dates et de noms propres, puis, à mesure, de moins en moins de lignes droites mais des séries de triangles inversés, gouffres et sommets, crêtes et failles qui dessinent, sur le papier quadrillé, la carte de sa mélancolie. De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi. Je peux en suivre du doigt la géographie accidentée, la géographie inexacte. Je sais qu’elles dessinent la part d’ombre, le négatif de ma vie. Qu’aux failles correspondent ses absences et que, même à distance, j’y étais avec lui engouffrée. Pas plus que lui, je ne sais qui il était. Tout ce que je sais, c’est que, chaque matin, chaque soir, quand il ouvrait ses cahiers, c’était cela qu’il cherchait. Ces lignes innombrables, ces caractères élégants, réguliers, même dans les pires moments, tissent le filet où il cherchait à s’attraper, tendent la toile dont il était le centre absent. C’était cela qu’il cherchait, se saisir, s’attraper, se mettre la main au collet.
On raconte, je ne sais plus où, cette histoire du Golem qui, parce que chaque matin il oubliait où étaient ses vêtements, décide un soir de noter leur emplacement. Au réveil, il parvient enfin à remettre la main sur chacun, passe pantalon, veste et chapeau, mais soudain il s’aperçoit qu’il lui manque encore quelque chose : moi-même, se demande-t-il soudain, où me suis-je laissé, où suis-je donc ? Voilà, je crois, ce que faisait mon père chaque matin : il attrapait cigarette, stylo et cahier, et il se demandait où il s’était laissé. Il tendait la main, saisissait des défroques, des costumes rapiécés, des manteaux d’Arlequin. Sur la page blanche surgissaient les masques de sa scène intérieure, un peuple nombreux, bariolé, titubant, le Fils prodigue et l’Amoureux éconduit, le Clown et le Pirate, le Flic et le Truand, le Moine et le Débauché, le Bourgeois et le Clochard, le Sage et le Fou. Mais lui, dans tout cela, il n’y était pas. Parfois aussi il tentait un portrait, il énumérait ses qualités, nom prénom date de naissance profession signes particuliers, puis il s’arrêtait net, comme s’il n’y croyait pas : lui-même, où s’était-il laissé, où était-il donc ?
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il a refusé la tombe, la pierre, le masque de gisant et l’ultime visage, il a préféré les cendres à tous vents dispersées, peut-être a-t-il trouvé, dans le désert blanc de la mort, ce que depuis toujours il cherchait : le droit, enfin, de ne plus être quelqu’un ?
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Y

Voici que les lettres s’épuisent, cet ordre sans signification où j’ai tenté d’enserrer son désordre et le mien, d’aplanir nos souvenirs, d’épeler, balbutiante, ce savoir très ancien que je n’ai pas rejoint, comme si ces mots, ces phrases écrites sous l’impulsion et la nécessité d’un autre ordre, le sien, d’une injonction ou d’une promesse (à romancer), allaient, sitôt achevées, se disloquer, rendues à leurs éléments premiers, des lettres éparses, déliées, une constellation de lettres explosées sur le ciel de l’oubli, de l’impossible coïncidence, de l’impossible fidélité, et moi comme elle, into pieces, inarticulée, ramenée à l’âge muet d’avant le b.a-ba de la mémoire, tant d’autres récits sont possibles, d’autres ordres, d’autres codes où crypter ce que je ne sais toujours pas déchiffrer, ce texte qu’il a laissé demeure dans la nécessité des voix qui se sont tues, et il me semble que je pourrais indéfiniment le reparcourir, indéfiniment le recomposer, que se passerait-il si je le refermais, que se passera-t-il quand je le refermerai pour le ranger, affaire classée, avec ses journaux et ses carnets, ce texte où sa voix résonne encore et où brille, affaibli, le soleil noir de sa mélancolie, ce texte qu’il aurait tant voulu publier redevenu lettre morte, quel vide, alors, et combien de livres faudra-t-il écrire combien d’histoires romancer, pour le combler ou le rejoindre, ce vide surgi il y a trois ans, très exactement, aujourd’hui (et ce matin, jour anniversaire de sa mort, je reçois mon acte de naissance, requis pour un autre deuil, un autre dossier à classer, l’acte dressé au len-demain de ma naissance « sur la déclaration du père » et signé d’un officier de l’état civil nommé DESIRE), ce vide, j’ai su aussitôt que j’allais y jeter des mots, les siens, puis les miens, puis les deux ensemble, mêlés, un pont fragile, suspendu très haut sur l’absence et qui m’y reconduirait, un pont tressé de nos mémoires bifurquées, nées pourtant de cet âge ancien et balbutiant où nos voix étaient assemblées telles les deux fourches du Y jaillies d’un même tronc, le Y, qui porte dans son nom une langue morte, le Y, symbole de l’inconnu, de ce qui de lui comme de moi me demeurera à jamais étranger, de ce qu’aucun livre, nul alphabet à coups de dés recomposé ne peut nommer, cette lettre que les Grecs utilisaient pour désigner le symbolon, les deux fragments d’un anneau brisé par un pacte d’amitié et qui, ajustés, valaient reconnaissance.
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L’homme qui veut éviter les souffrances du monde va, chez les Anciens, « s’aliéner » (sic) par rapport à lui-même : fuite des affaires du monde, et surtout refuge dans la citadelle intérieure où le moi n’est exposé qu’à soi-même. Ce n’est rien d’autre que ce que j’ai vécu, la plongée en moi-même et le refuge psychotique. C’était, avec le recul, comme une abjuration folle de la vie sur terre.
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À la promesse, déjà voilée, que portait le regard de la fillette aux cheveux blonds coupés à la diable dont il conservait la photo parmi ses papiers
à ces deux syllabes que j’entends mes filles balbutier, et que depuis si longtemps je n’ai pas prononcées, à ce qu’elles appellent de confiance, de force, de tendresse, de présence
à ce souvenir revenu, vif et aigu, pendant une nuit d’insomnie, de son odeur, de sa chaleur, de ses bras autour de moi quand il fallait nous quitter, de ces moments où il était, oui, rempart et fermeté — où j’avais, semblable à tout autre, un père
au monde diurne où ses bras auraient dû me porter, à la terre ferme, à la vie claire, exemptée des enfers
aux signes magiques qu’il traçait sur mon front, aux amulettes, aux exorcismes, aux formules de protection, aux chasseurs de moutons noirs et de démons
aux doux mensonges et au bienheureux aveuglement, aux surfaces lisses, à la quiétude et à l’égoïsme bienfaisant
à ce que sa seule silhouette, ou ce nom par lequel nous l’appelions, aurait dû promettre, un monde sans marges ni fond, ignorant de celui où son ombre nous a projetées
(filles, sœurs et complices de ceux qui vont pieds nus à l’envers de la vie)
aux mers sans vagues, aux scènes sans mystères, aux visages sans masques
aux voix qui disent « je » sans trembler, aux portraits immuables et luisants dans leurs cadres ouvragés, et qui sourient, narquois et fiers de se ressembler
aux récits linéaires, aux alphabets familiers
aux vies encadrées par deux dates et qui de l’une à l’autre se déploient sans renaissances ni disparitions
aux ensevelissements, aux stèles gravées dans la paix des cimetières
à la terre légère
à la pierre où s’amarre la mémoire et aux deuils qu’elle recueille
à l’oubli qui filtre l’eau mêlée du souvenir et dont elle jaillit purifiée des hantises.
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Ce qu’il écrit là, ce que j’ai compris ce dimanche après-midi, je m’en doutais, bien sûr, parce qu’avec lui j’avais toujours peur du pire et que c’est l’une des formes qu’il revêt. Ma vie, à cette époque, était à demi hantée par ce que je soupçonnais de la sienne sans vouloir le vérifier. Transcrivant ses mots, croisant nos chronologies, je retrouve à la fois ma mémoire et la sienne, et cette contagion silencieuse qui me liait à lui, baignée dans son malheur, portée dans le malheur de mon père comme l’enfant dans le ventre de sa mère, rusant avec lui, pourtant, comme avec la corne du taureau, sans cesse l’approchant pour mieux l’esquiver, absorbant tout ce qui malgré tout s’infiltrait d’air, de vie et de lumière, et c’est comme si, lisant ses mots, je comprenais soudain que, quand bien même, peut-être, je serais née de lui, ce malheur était sien.
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Quand il allait mal, il ne savait plus qui il était ; et à présent qu’il ne voulait plus être personne, il recouvrait quelque chose comme la santé, la grande santé, conquise sur les gouffres, l’irrespirable, l’épuisement, celle qu’on ne gagne que pour les avoir traversés, lutté avec l’ange, fréquenté ses démons, rencontré, ne serait-ce qu’une fois, et quitte à y laisser sa peau, plus grand que soi. Et c’est en elle, peut-être, cette grande santé, que s’estompe la frontière indécise entre sagesse et folie, qu’il n’y a plus sens à distinguer entre celui qui, possédé par un peuple trop nombreux, trop bruyant, s’éparpille, se morcelle, et celui qui, parvenu à force de maîtrise à la cime de lui-même, n’a plus besoin de savoir qui il est. Et je me dis alors que même si, pas plus qu’un saint, ni un sage, mon père n’était un génie, il a eu en partage une expérience rare et précieuse, que pour n’avoir jamais fait bloc avec lui-même, pour avoir connu la douleur et la joie de cette extase, il est venu très près de ce dont portent témoignage quelques livres noirs et lumineux, et le sien obscurément aussi, il a toujours eu en eux, même abandonné de tout, par la grâce de cette dépossession, des frères, des comparses.
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Mais mon père n’était pas un saint. Et ce qui se jouait ces derniers mois n’était pas une affaire de rédemption, de salut, de pardon. Ce qu’il voulait, c’était retrouver la joie, ce qu’il appelle la grande joie. Être seulement, c’est-à-dire être de nouveau traversé par la vie. Je ne sais pas ce que cela signifiait pour lui. Car il n’y a rien de plus intime et de plus anonyme à la fois que cette puissance-là — celle qui vous transporte au début de la vie quand les possibles miroitent à l’infini et que l’on retrouve, peut-être, à la fin, quand ils sont épuisés. Je ne sais pas quelle forme elle prenait pour lui, s’il était de nouveau habité, comme un adolescent, par une vague et violente attente amoureuse, ou de nouveau saisi, comme à la naissance d’un enfant, par une sorte d’amour éperdu et confiant, ou même s’il n’avait plus besoin de tout cela, être de nouveau un père, de nouveau un amant, pour retrouver l’éblouissement, éprouver, quand il se levait le matin pour écrire, quand il sortait faire son marché, une plénitude, une légèreté, étrangères à sa mémoire, à son passé comme aux menus faits de sa journée, une joie gratuite, impersonnelle, infondée, de celles qui vous soulèvent jusqu’à la crête du monde, vous emplissent du désir inlassable de l’arpenter (en marchant, en écrivant, qu’importe), ce grand, cet ardent désir mêlé de satiété qui est peut-être le sentiment pur de la vie.


Je crois aussi, mais je me trompe peut-être, qu’il avait renoncé, au moins dans ces moments-là, non seulement à être quelqu’un mais à être lui-même. Qu’il était prêt à dépouiller non seulement ses masques, ses attributs, ses qualités, mais jusqu’à celui qui les portait (ou à ne plus le chercher, ce moi qui toute sa vie lui avait échappé). Nu, il l’était déjà, et blanchi, épuré, asséché, comme un morceau de bois trop longtemps, trop profond chahuté par les vagues. Voilà qu’il s’exposait au vide, à présent. Ce vide que toute sa vie il avait redouté, érigeant des barrages de fortune, dressant ses simulacres, noircissant ses carnets, ce vide tout à coup l’emplissait, et il y était bien, il y était en paix, comme proche, enfin, de sa terre promise, de son désert blanc...
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Avoir : il m’en faut peu. Être : je dois pouvoir le redevenir pleinement, mais différemment sans doute. Je ne peux que m’en faire promesse.
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