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Critique de JS_R


Lorsque j'ai découvert Paul Auster, à 20 ans et des poussières, je ne lisais plus, ou si peu, depuis des années ; quand vos derniers souvenirs de lectures concernent massivement des page-turners, (de très bons Stephen King, mais ne le résumons pas à cela) (ou encore quelques épopées signées Anne Rice, très appréciées en leur temps) et quelques grands classiques adulés, la narration de P. Auster a de quoi vous mettre un véritable coup de fouet. A l'époque, ce fut la Trilogie New-Yorkaise qui m'administrait les premiers sacrements de ce qui devait être une renaissance à la lecture.

"Le Livre des Illusions", un titre que l'on pourrait facilement qualifier de laborieux, ayant peut-être même l'air de sortir d'un générateur, n'est peut-être pas le meilleur Auster. J'entends déjà dénoncer ses défauts les plus évidents par certains : ceux-là seront soit des renégats, revenus de leur admiration première -j'en fais un peu partie- montrant quelques signes d'agacement compréhensibles, soit d'authentiques amateurs de l'oeuvre, enclins à la juger avec davantage de bienveillance ; ils s'opposeront, je l'imagine, en tout.

Si vous ne connaissez pas encore Paul Auster, oubliez les repères traditionnels qui nous sont depuis toujours donnés à la lecture d'un livre, ou les formes plus éprouvées, plus sages et lumineuses (bien que P. Auster n'offre pas non plus un brillant exemple de littérature complètement déjantée ou déstructurée), entendre là un terrain fictionnel auquel nous serions tout à fait préparés. Plutôt que de plonger son lecteur dans le confort et la gentille impatience, lui ménageant régulièrement et si possible dès l'entrée de bas effets de manches de romancier professionnel (dans le pire sens du terme), il commence bien souvent par produire en lui un état proche de la sidération, en lui dévoilant le destin brisé d'un personnage, dont l'âme est, jusqu'en son centre, hantée par un désastre sans précédent. Au lieu de devoir nous acclimater à lui, ou à eux, on observe leur situation en refusant d'y adhérer tout à fait, comme l'on répugnerait, si c'était seulement possible, à voir son identité s'effriter et chercher, du bout de ses incertains lambeaux, une raison de prolonger notre survie. Pourtant, nous sommes très tôt rivés à leurs errances.



Après ma malheureuse lecture de Léviathan, je me suis donc laissé reprendre par la main, ou plutôt montrer le champ de ruines attenant, celui de la vie de David Zimmer, au commencement de ce roman. Sa femme et leurs deux enfants ont trouvé la mort simultanément, sans raison, sans l'ombre d'un sens apparent, durant un accident d'avion. Il n'était pas à leurs côtés, un peu par un second et cruel hasard, mais aurait fort bien pu s'y trouver, et la conjonction de ces faits, sans compter sur l'agonie de sa famille, qu'il ne peut s'empêcher d'imaginer, le plongent dans la déréliction. Il n'y a semble-t-il plus rien à faire pour la vie, qui continue, monstrueuse, intacte bien qu'à jamais renversée. le destin va pourtant mettre en branle une incroyable machinerie, par le biais du seul hasard qui semble continuer de payer, en une étrange monnaie, pour les tourments de Zimmer. Il rencontrera en effet sur sa propre télé Hector Mann, acteur virtuose du cinéma muet du début de siècle ; au gré de nombreuses pirouettes, affublé d'une moustache comme dotée d'une vie propre et touchée par le génie, celui-ci parvient, dans un complexe entremêlement du tragique et de l'humour, à arracher à Zimmer un rire clair, sonore, aux petites heures du matin. Ce rire, cet éclair survenu au beau milieu de sa vie, l'a arraché, quelques secondes mais plus durablement encore, à l'état d'hébétude alcoolique dans laquelle il se débattait.

Un dessein invisible est déjà à l'oeuvre : Zimmer cherche à visionner tous les films de Hector Mann, et à en savoir le plus possible sur cet homme, qui a disparu à la fin des années 20, et que le monde entier s'est empressé d'oublier. Zimmer, lui, s'accroche à l'oeuvre de l'acteur-cinéaste comme un homme se tient à quelque morceau d'épave en pleine mer, et entreprend de lui consacrer un livre, le premier jamais écrit sur H. Mann. Sa tâche s'avère plus délicate que prévue. Il découvre notamment l'aspect pour le moins mystérieux de sa disparition, et le flou que le monde du spectacle, entre interviews et journalisme de surface, n'a pu dissiper à propos des origines de Hector Mann. Zimmer, néanmoins, parvient à ses fins et fait diffuser son livre.

Un beau jour on lui écrit de l'autre bout du globe, pour lui signifier qu'Hector Mann a lu et apprécié son livre, et qu'il souhaite vivement le rencontrer, au Nouveau-Mexique. le hasard a depuis longtemps cessé d'opérer. Une force, un lien indestructible a émergé du néant, d'un bref et méconnaissable éclat de rire en son temps, et la vie de David Zimmer n'a plus qu'à suivre à rebours ce fil d'Ariane, qui s'était matérialisé de façon ténue tout d'abord, jusqu'à devenir la veine principale de ce destin retrouvé, mais encore boiteux.

Qu'y a-t-il à son bout ? Hector Mann, l'attendant patiemment, vraisemblablement à la toute fin de sa vie ?

Paul Auster réussit cette fois à captiver, non sans jeter le trouble dans l'esprit de son lecteur, pris de vertiges face au récit de ces vies gigognes, et face à l'absolutisme de H. Mann. Devant cette avalanche de révélations, jusqu'à l'altération probable, finale, de la réalité, c'est encore une fois l'identité qui est au centre du roman, celle qui ne nous sert, chez Paul Auster, qu'à marcher vers l'ailleurs, où nous attend la dispersion de tout ce que nous avions, et de tout ce que nous étions. La création, tant chez Mann que chez Zimmer, ou encore chez Alma, ne peut endiguer la vie, mais la double néanmoins, la soutient, jusque dans les régions les plus reculées de l'existence, faisant émerger de nouvelles terres.

Le voyage est éreintant, parfois outrancier, surtout vers la fin. A l'occasion on se surprend à trouver que dans sa grande efficacité narrative, Paul Auster oublie de fixer plus longuement son regard sur cette histoire, et sur sa bouillonnante présence humaine, dont les remous semblent parfois submergés dans l'immense courant, mouvement même de la folie de soi, que génère la tragique et lumineuse histoire de H. Mann ; peut-être ces personnages, en somme, semblent-ils trop broyés et anéantis, en tant que personnages, par cette dernière. Mais ce qui ne nous apparaît pas, à la lecture, comme un mystère, c'est que Paul Auster dépeint parfaitement ces vies, y compris celle de Mann, et nous gagne à la fascination qu'il exerce sur les protagonistes de cette histoire. Ils vacillent autour de leurs propres raisons de vivre, ayant à la fois trouvé là leur soleil, et peut-être aussi le chemin qui leur est désigné, à la surface de la terre.

Au terme de ces pages vient le soulagement, et on laisse Zimmer, baignant dans la lumière aveuglante de ce même soleil, et du passé, seule trace de ce qu'il est, et de ce qu'il peut encore devenir.

Lien : http://aussenwelt.eklablog.c..
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