Ça y est, j'ai enfin lu
Eugénie Grandet jusqu'à la dernière page et lavé ainsi mon honneur !
Et le plus curieux, c'est que, lors de cette deuxième tentative, j'ai adoré ce roman pour les raisons mêmes qui, la première fois, me l'avaient fait abandonner : l'absence quasi-totale d'une intrigue, le huis clos, l'atmosphère…
Eugénie Grandet évoque plus un tableau de maître qu'un récit, qu'un enchaînement d'événements menant à une sorte de dénouement définitif. En s'en tenant à une intrigue rudimentaire et presque anecdotique (qui épousera Eugénie et mettra ainsi la main sur les millions du père ?) et en circonscrivant l'essentiel de l'action en un seul et même lieu (une sombre et lugubre demeure du vieux Saumur),
Balzac peut se concentrer sur ce qui lui importe vraiment : peindre des caractères, des sentiments et des obsessions, faire ressortir avec plus de relief ce qui oppose ses très symboliques personnages, notamment l'avare et l'innocente, et, plus largement, décrire et moquer les mentalités bourgeoises d'une petite ville de province.
Le roman s'articule autour de deux passions qui fonctionnent à l'inverse mais sont si étroitement liées qu'elles constituent les deux faces d'une seule et même pièce : celle du père Grandet pour l'argent, qu'il ne cesse d'accumuler dans des sacs et des barillets, ne lui apporte que jouissance (la nuit, quand tout le monde dort, ce mari et père despotique s'enferme dans son cabinet pour caresser voluptueusement ses écus de la main et du regard), tandis que la passion de sa fille Eugénie pour son cousin Charles parti pour les Indes, tout aussi excessive mais bâtie sur des fondations bien plus illusoires, n'est qu'attente et frustration. le premier est chaque jour plus riche et plus heureux ; l'autre, dont l'amour pour l'absent finit par prendre des allures de deuil ou d'expérience mystique, s'enfonce dans la mélancolie (mais puise aussi dans son amour un certain courage qui lui faisait jusque-là défaut). Chacun de ces deux personnages, et c'est en cela qu'ils se ressemblent et se répondent, s'est cloîtré dans sa propre chapelle où il célèbre et cultive secrètement son trésor, l'or pour l'un, la fidélité pour l'autre.
Eugénie Grandet est autant un roman d'argent qu'un roman sur l'amour (et non un roman d'amour). Et ce n'est certainement pas le roman austère et déprimant que j'avais entrevu lors de ma première tentative avortée car, derrière son atmosphère figée et étouffante, on découvre une corrosive satire des moeurs de province et on se surprend fréquemment à sourire. Non du père Grandet (qui n'est certainement pas un personnage comique comme peut l'être Harpagon, l'autre illustre avare de la littérature française) mais des bourgeois de Saumur (les Cruchot et les Des Grassins) et de leurs manoeuvres, sournoises mais transparentes, pour mettre la main sur Eugénie et les millions.
C'est aussi un roman de rédemption puisque Eugénie, malgré son triste destin de femme incomplète, dépouillée de l'amour qu'elle s'évertuait à thésauriser, rachètera son père par sa générosité.
En guise de conclusion, je reprendrai à mon compte les mots du philosophe Alain :
Eugénie Grandet est un roman où « tout est grand […], sans que rien ne bouge. »
Cela dit, ce n'est probablement pas le premier titre que je conseillerais à tous ceux qui cherchent à entreprendre l'ascension de la Comédie humaine : ce n'est pas un camp de base, c'est un sommet.