Citations sur Une façon d'aimer (73)
Peut-être qu’elle se disait que le silence efface les choses, qu’il les annule. Vois-tu, c’est une question que je me pose aujourd’hui : si on ne parle pas, s’il ne reste aucune trace, est-ce qu’on ne peut pas douter de ce qu’on a vécu ?
Il ne parlait pas ; elle non plus ne trouvait rien à dire ; ils traversèrent le square Nachtigal, et elle entendait tout ce soir-là avec une extrême acuité, tout ce qui était semblable aux « premières fois » : les bruits d’eau, de voix dispersées venues de la plage, le concert des oiseaux, la musique qui montait par moments du bar du Parallèle 4, une de ces chansons tendres et désinvoltes. Et pendant qu’elle marchait à côté de lui, passive, démunie, inquiète, ne sachant comment sortir du silence, tête baissée, il fredonnait distraitement : Whatever be true
Sophie a bu une gorgée de tisane. Elle a dit : D'une certaine manière, ma mère est l'héroïne d'un roman que personne n'écrira.
[...]
Sophie avait raison : ce paquet de photographies et d'articles est le seul témoignage qui nous reste de ce qui a eu lieu. Une des seules pièces à conviction qui éclairent non pas une vie mais, selon cette belle expression que j'ai lue autrefois dans une livre, "le fait mystérieux et obscur d'avoir vécu".
J'ai demandé : Vous n'êtes jamais retournés à Douala ?
- Guy, si, a dit ma tante, moi, jamais.
- Tu n'en as jamais eu envie ?
Elle a dit : Non. Jamais. Je crois que je n'aurais rien reconnu. Il y avait trop de problèmes quand on est partis.
Elle a eu un petit sourire triste : Je reste avec mes souvenirs. Maintenant, de toute façon…
Les enfants sentent la solitude des adultes. Elle les touche parce qu'elle les rend plus proches.
Quelques jours après, il lui a fait porter plusieurs tirages avec les négatifs. Et ce billet : En souvenir.
Il avait dit rêveusement : "Des nuits royales, Jacqueline, même si ça bouffe le foie., même si j'ai le palu, avec les moustiques, j'ai oublié ce que c'était, de vivre ailleurs, je vous assure. Quand on a connu ce monde, c'est fini. Qu'est-ce que vous voulez que je devienne ? Un vieux type enfermé chez lui entre quatre murs ? Vous me manquerez, mais ma vie est ici. A mon âge, la vie est faite d'habitudes. Pour vous,c'est différent, je comprends bien."
Il y avait l'usure de l'Afrique, l'anémie que causait le climat, le manque de fer, la chaleur. Ils étaient en poste depuis six ans et Ambrières disait toujours : "Une année ici compte deux années d'Europe."
C'est un des paradoxes de Douala : la saison des pluies est le seul moment où, parfois, on peut voir le ciel. Il y avait du vent. Des étoiles agrandies et floues tremblaient très haut dans la buée humide,comme si elles n'étaient que la projection dans l'atmosphère des petites lumières dispersées qu'on voyait à l'horizon depuis le pont, de l'autre côté, à Bonabéri.
- Vous savez qui était Nachtigal ? dit-il soudain, comme ils passaient devant la statue. C'était le représentant de Bismarck au Cameroun; un homme efficace et habile. Un vrai Prussien. C'est lui qui a réussi à instaurer le protectorat. Ça s'est joué à peu de chose : il était sur place le premier. Il paraît que le consul anglais est arrivé trop tard.