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Critique de Woland


Woland
08 décembre 2014
Textes présentés, établis et annotés par Jacques Petit

ISBN : 9782070100491

Il n'existe que six "Diaboliques", soit, dans l'ordre : "Le Rideau Cramoisi" - "Le Plus Bel Amour de Don Juan" - "Le Bonheur Dans le Crime" - "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist" - "A Un Dîner d'Athées" et "La Vengeance d'une Femme." Barbey eut l'idée, dit-on, idée qu'il ne put suivre faute sans doute de temps - et puis, tout bien considéré, ses "Diaboliques" n'étaient-elle pas parfaites en cet état ? - de leur adjoindre six nouvelles vantant au contraire le Bien et la Vertu. Mais entraîné notamment par la rédaction du "Chevalier des Touches" et surtout d'"Un Prêtre Marié", il laissa reposer son projet et interrompit même quelque temps l'écriture de son recueil de nouvelles.

A ce jour, même ceux qui n'ont guère lu Barbey, à moins d'être des "beaufs" parfaits (et peu importe leur catégorie sociale : un "beau" naît "beauf", on n'y peut rien ), citent au moins "Les Diaboliques" quand on évoque devant eux l'écrivain. Les plus heureux n'ont oublié ni "Le Rideau Cramoisi" qu'Alexandre Astruc porta à l'écran en 1953 avec la participation d'Anouk Aimée et de Jean-Claude Pascal (lequel fut, rappelons-le au passage, un inoubliable Philippe Bridau dans "La Rabouilleuse" de Louis Daquin, tiré De Balzac, sept ans plus tard) , ni "Hauteclaire", de Jean Prat, avec une Mireille Darc brune et un Michel Piccoli presque aussi bon que dans le "Don Juan" de Marcel Bluwal. Les autres se contentent de parler d'histoires de fantômes dont on ne sait trop s'ils en sont de vrais ou pas, et de criminels qui triomphent alors que les bons et les vertueux sont impitoyablement foulés aux pieds. C'est-à-dire que, si l'on excepte "Le Rideau Cramoisi", nouvelle sur laquelle s'ouvre le recueil et qui frappe déjà très fort, et "Le Bonheur dans le Crime", les quatre autres nouvelles qui forment le livre le plus célèbre de Barbey sont soit ignorées, soit très mal connues du grand public.

Il serait fou, dans ce billet si bref, de vouloir évoquer avec précision ces six nouvelles qui symbolisent si bien l'énorme face d'ombre qui était celle de l'écrivain normand. Un féru d'astrologie ajouterait que "Les Diaboliques" est un livre Scorpion (face Hyde ) par excellence : la fascination du Mal, l'Au-Delà qui s'invite sans en avoir l'air à moins qu'il ne s'agisse d'un "truc" de magicien (mais lequel ? et d'ailleurs, on sent bien que Barbey ne veut pas ici, contrairement à ce qu'il a pu faire dans d'autres textes, "jouer" avec son lecteur), l'horreur glaçante à l'état pur et le Crime s'unissant à la Mort en une valse éblouissante.

Peut-être un jour, à l'occasion d'une "relecture", évoquerons-nous les nouvelles avec lesquelles nous nous sommes senti moins d'atomes crochus. Mais aujourd'hui, nous ne retiendrons, parce qu'elles sont grandioses, horribles, et qu'elles étaient immortelles avant même d'être imprimées, que "Le Rideau Cramoisi", "Le Bonheur Dans le Crime" et, peut-être la plus épouvantable de tout l'ensemble quand on y regarde bien, "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist."

Pour la première nouvelle, tout le monde connaît peu ou prou l'intrigue. Un jeune militaire, logé chez de paisibles petits bourgeois alors qu'il stationne avec son régiment dans une obscure petite ville de province, est visité toutes les nuits par la fille de la maison, Alberte. Dans le lit, cette fille est unique, passionnée, extraordinaire, inattendue car elle sort tout de même de son couvent. Dans la maison, quand le soleil retrouve ses droits, elle est pâle, glacée, avec ce physique mi-androgyne/mi-chlorotique (peut-être songerait-on aujourd'hui à l'anorexie ou un phénomène similaire) qui séduisait tant l'auteur, en tous cas pour nombre de ses héroïnes. La nuit, elle n'est que flammes, elle est presque l'Enfer de la Luxure. le jour, c'est à peine si elle semble savoir que son amant est dans la maison et, bien entendu, elle va à la messe et ne sort qu'accompagnée, par sa mère ou une domestique.

Et puis, une nuit, au beau milieu de leurs ébats, voilà qu'Alberte se fige, toute roide, entre les bras de son amant. Elle ne respire plus : elle est morte. Affolé - on le serait à moins - le jeune homme se précipite chez son colonel qui est encore, à l'époque, et comme le dira plus tard, en des circonstances plus comiques, l'inénarrable Sapeur Camember, "le père du régiment." le colonel écoute, donne de l'argent au jeune homme, lui fournit un bon cheval et lui dit de partir le plus loin possible. Il s'occupera du reste ...

Mais voilà, le reste, le lecteur, pas plus que le narrateur, devenu plus mûr, ne le saura jamais. Avec une adresse de redoutable bretteur ou de démon du Plus Grand Cercle, Barbey esquive toutes les occasions qui auraient pu permettre à notre triste héros de connaître la vérité. Et la voiture dans laquelle a commencé l'histoire - son héros s'entretenant avec un ami et passant, tout à fait par hasard, devant une maison où frémit le rideau cramoisi de ce qui fut la chambre d'Alberte - de s'éloigner et de nous emporter tous, frustrés (pas tant que ça dans le fond, soyez honnêtes ! ;o) ) et nous demandant si Alberte était réellement morte, si c'est son ombre que les deux hommes viennent de voir s'agiter derrière le fameux rideau ... ou si, peut-être, Alberte n'a jamais été qu'une morte, une chimère ...

L'atmosphère se fait plus rationnelle dans "Le Bonheur Dans le Crime", histoire en apparence banale d'un adultère entre un riche châtelain et la maîtresse d'armes chez qui il a pris l'habitude de s'entraîner. Hauteclaire, car tel est le nom de cette demoiselle, est très célèbre dans la ville - à nouveau une petite bourgade de province. C'est une escrimeuse de très haute valeur, qui n'a eu aucune peine à s'imposer dans un monde d'hommes lorsqu'elle a repris la salle de son père. Bien qu'occupant une situation un peu spéciale au sein de cette société provinciale, elle gagne bien sa vie et sa réputation est parfaite. Il y a bien quelques mauvaises langues qui cancanent mais bon ! ne faut-il pas que les mauvaises langues cancanent ? N'est-ce pas leur raison d'être ?

Et puis, du jour au lendemain, Hauteclaire disparaît et ses clients trouvent porte close. Pendant ce temps, Barbey nous la retrouve, déguisée en humble servante, au service de l'épouse légitime de son amant, le comte de Savigny. Femme froide en apparence et très grande dame, Mme de Savigny souffre d'une santé délicate. le médecin à qui Barbey a confié la tâche de nous narrer l'histoire - toujours ces récits emboîtés dont il se délectait - la soigne avec efficacité et la maintient, vaille que vaille. Mais un matin sinistre, par suite d'une erreur commise par Hauteclaire dans le dosage d'une certaine médecine, la comtesse de Savigny rend à Dieu son âme si distinguée. Après un deuil de bon ton et une enquête faite plus pour la forme que pour l'amour de la vérité, il épousera Hauteclaire et tous deux continueront à s'aimer à la folie, se suffisant mutuellement l'un à l'autre et s'avançant dans la vie avec la même arrogance et la même puissance que deux grands fauves en couple. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Barbey pose la rencontre du médecin, accompagné par un ami à qui il s'empresse de raconter le drame, dans un parc zoologique. On notera aussi l'allure de mignon d'Henri III qui laisse supposer, chez le comte de Savigny, une sexualité à notre avis assez particulière.

Mais la plus belle de ces "Diaboliques", parce que la plus affreuse dans ce qu'elle sous-entend entre une mère et sa fille, reste sans conteste "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist." Ancêtre posé et tout aussi britannique du bridge actuel, le whist est le jeu-phare du salon, très couru quoique une fois encore provincial, de la comtesse de Tremblay, une veuve réputée pour sa froideur, sa vertu et son extraordinaire beauté. A ces côtés, sa fille, Herminie, elle aussi très belle et qui attend, comme de juste, le prétendant idéal. Un beau soir, débarque dans cette société policée un Ecossais certainement d'origine bretonne car Barbey, avec sa passion des noms incroyables, a choisi de le nommer Marmor de Karkoël (!!!). C'est un beau jeune homme de vingt-huit ans, élégant, racé, avec cependant en lui des yeux qui rappellent, selon le narrateur, ceux de Macbeth. Très vite, car c'est un joueur extraordinaire, qu'on pourrait presque qualifier de "professionnel", il devient un habitué du salon de la comtesse, à un point tel que certains (et certaines ) sont déçus les rares fois où il ne vient pas y faire sa partie.

Je ne m'étalerai pas sur la suite. Sachez seulement que, dans ce merveilleux salon de la comtesse, il y avait aussi de non moins adorables jardinières. Vint le jour où Karkoël s'envola et où des bruits commencèrent à courir. Bruits particulièrement sinistres qui aboutirent à la découverte, très officielle, dans la terre de l'une des jardinières, du corps d'un enfant mort-né (ou à qui on n'avait pas laissé le temps de pousser son premier cri).

Depuis quand était-il là ? Oh ! On jouait encore au whist dans le salon qu'il y était déjà. de qui était-il le fils ? de la comtesse ou de sa fille ? Les deux avaient-elles eu des relations avec Karkoël ? Sans le savoir ou en se tolérant l'une l'autre ? ...

Allons, je vous laisse à vos rêveries, à vos dégoûts aussi. Pour mieux savourer cette dernière nouvelle, il faut vraiment la lire. A ma connaissance, on n'a jamais cherché à la porter à l'écran. C'est bien dommage mais il y faudrait, il est vrai, éminemment de subtilité ... et un sens aigu de la monstruosité qui, à mes yeux, aurait pas mal de choses en commun avec "Le Silence des Agneaux" de Jonathan Demme. Eh ! oui !

Un dernier conseil : Noël approche. Offrez "Les Diaboliques" de Barbey : c'est sans espoir mais à elles six, elles constituent en quelque sorte - me permettrait-il cette comparaison osée ? - le cachet d'onyx qui marque son oeuvre pour l'Eternité. ;o)
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