Pièges de lumière

Papa m’accompagne. J’apprécie la façon dont il me traite, comme si j’étais une pauvre fille sans défense. Dans le fond, il sait que ça n’est pas le cas. Au lieu d’aller me border dans mon lit comme il le faisait quand j’étais môme, il se verse une monstrueuse dose de scotch avant de s’affaler dans mon salon et de contempler la ville endormie.
— Belle grande ville, non ? Avec toutes ces lumières qui matérialisent les collines. D’ici, on se croirait au paradis. Mais je sais bien qu’on y est pas. Loin de là, ajoute-t-il en souriant.
Après trois jours, Sanchez est toujours dans un état critique. Ses chances de s’en tirer restent minces. Je n’éprouve aucune pitié. Même si, avec un bon avocat, il obtenait un non-lieu pour délit de fuite. Mais moi, je sais que c’est lui qui a tué Maddy.
Il n’y aura plus de nuits dans le grenier des Wong. Je sais que je ne pourrai plus y retourner, même si j’ignore toujours ce qu’y faisait Maddy.

Vous voyez, j’étais folle de Ram à cette époque. Pourtant, lui, il était pas du genre à se contenter d’une seule fille. C’était le plus bel homme que j’avais connu. Il avait beau être égoïste, il savait s’y prendre pour rendre une fille heureuse. J’ai été très jalouse quand il a commencé à sortir avec Maddy. J’ai rien dit, tout gardé pour moi. L’amitié de Maddy m’était plus importante. Je ne voulais pas la perdre. J’ai menti tout à l’heure quand je vous ai raconté comment Ram est venu me voir quand il avait besoin d’aide et que je lui ai dit que son cas était sans espoir. J’ai bien peur que la réalité ait été tout autre.

Certains d’entre nous aiment bien regarder, d’autres participer. Reine, nous ne sommes rien d’autre qu’une bande de garçons en rut qui ont juste envie de prendre du bon temps après une journée à crapahuter dans les bois.

Les armes érotiques sur lesquelles elle avait travaillé avec tant de passion l’avaient été pour satisfaire l’avidité des connaisseurs. Le fait que l’une de ces armes fût maintenant un objet quasi mythique utilisé de honteuse façon commença à hanter ses rêves.

Vous vous souvenez de son regard ? Quand on l’avait vu une fois, on pouvait pas l’oublier. Des yeux de braise, qu’elle avait. Des yeux qui vous faisaient fondre sur place. Elle pouvait vous éteindre les flammes d’une bougie avec son revolver ou bien trouer des cartes à jouer lancées en l’air. Elle connaissait tous les tours de la vieille et merveilleuse Annie Oakley{4}, comme de tirer dans le dos en s’aidant d’un miroir. Elle vous coupait votre cigarette en deux au ras des lèvres. Un jour, elle a réussi à loger une balle dans le bouton de culotte d’un hâbleur qui se proposait de lui faire subir le même sort. Le gars s’est retrouvé avec le pantalon sur les chevilles. Même qu’il s’est pris les pieds dedans et a terminé de tout son long dans la boue. Badaboum ! Beaucoup de gens croyaient que les tours étaient truqués, mais c’est pas vrai. De toute ma vie, j’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi honnête que Mandy Vail.
Nous sommes dans un petit patio coincé entre la caravane et la cabane de carton goudronné, ombragé par un immense pin en forme de cloche. Le sol sablonneux vient d’être ratissé. On y trouve une table ronde métallique fraîchement repeinte, entourée de trois chaises couvertes de coussins. Sur la table, trois tasses de porcelaine légèrement ébréchées, trois petites cuillers d’argent et un pot de miel frais non pasteurisé, du miel onctueux, qui qui sent les herbes, crémeux, du miel qui mérite son appellation de « nectar des dieux ».
J’ai l’impression de sortir d’une séance houleuse d’aïkido. C’est comme si j’étais sur le tatami, hors d’haleine, complètement vannée et que seul un bon coup de je ne sais trop quoi pourrait me remettre sur pied. Alors je ne me prive pas de plonger ma cuiller dans le pot et d’en savourer le contenu.

J’aime bien les baraques la nuit, les lumières derrière les volets. Ça me rend… comment dire ? mélancolique. En fait, je saurais pas bien expliquer.

Les journalistes fourrent trop leur nez là-dedans. Tu sais, à trop fourrer son nez dans les affaires, on finit par se le faire couper.

Maddy était mon professeur, mon mentor, ma conseillère, mon amie et ma mère spirituelle. C’était la personne la plus honnête que j’aie jamais rencontrée. Son art était d’une grande pureté, éclatant, sans compromission. Mais voilà maintenant que je sais qu’il y a un secret dans son passé, caché dans ces boîtes scellées du musée. Ce quelque chose est très certainement lié à ce qui l’avait conduite, malgré son âge et sa santé fragile, à fréquenter sa planque de l’impasse Cypress.

Je connais tout ce que font les meilleurs graveurs actuels. Ils ne sont pas si nombreux. Une cinquantaine dans le monde entier. Si vous me décrivez la gravure, je pourrais identifier le style. Le mieux, naturellement, serait de voir la pièce.
Je sors mon carnet à dessins et lui montre mon croquis des deux couples dans la clairière. Cut reste impassible. C’est un amateur éclairé qui étudie une œuvre d’art.

Je crois que nous sommes toujours captivés par les sports où il y a du sang. Si nous n’aimions pas ça, nous ne nous y livrerions pas et serions une tout autre espèce, empreinte de douceur. Mais nous serions minés par l’ennui. Il n’y aurait ni artistes, ni constructeurs, ni chasseurs, ni soldats. Nous ne serions plus qu’un vaste troupeau de moutons en train de paître paisiblement dans une prairie.