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Critique de laurent34dan


Le nouveau roman de Simone de Beauvoir fait sensation. C'est justice. Il est tout de même étonnant qu'il soit jusqu'à présent généralement bien reçu, notamment par certains critiques dont on sait qu'ils détestent l'intrusion, dans le roman, de toute idéologie ou métaphysique (du moins certaines idéologies et métaphysiques). Nous les aurait-on changés, ou se croient-ils obligés de s'incliner devant le talent ? C'est d'autant plus curieux que le talent de Simone de Beauvoir hors de question, son livre pourrait former le prétexte de débats passionnés, de gloses subtiles et acharnées, de mises en demeure à propos des conceptions qu'elle se fait de la littérature, de 1a morale ou de la politique. On dirait, ma foi, que tout ce qu'elle dit va de soi, revêt les caractères d'une évidence qui crève les yeux. Aurait-elle cessé d'être existentialiste et disciple de Jean-Paul Sartre ? Bénéficie-t-elle à son tour de ce complexe de « nationalisation » que nourrit, selon Sartre jadis, un pays replié sur ses grands écrivains ? Avec le temps on a certes agrandi la famille littéraire jusqu'aux existentialistes. On ne se doutait pas qu'ils avaient à ce point triomphé de la hargne, des moqueries et de la mauvaise humeur envieuse.

On voit bien pourtant par où Simone de Beauvoir désarme ses adversaires (et pour elle, elle le dit ici. les critiques sont toujours plus ou moins les adversaires des auteurs): par sa sincérité. La sincérité d'un écrivain n'est pas la sincérité du commun des mortels, et on a déjà usé beaucoup d'encre à tenter de la définir; il n'empêche qu'on la perçoit dans certains livres et que d'autres en sont dépourvus; même quand elle est un effet de l'art elle n'en conserve pas moins ses caractères qui se résument en un désir de n'en pas faire accroire au lecteur, surtout un désir de ne pas s'en faire accroire. Or, Les Mandarins (1), où Simone de Beauvoir se trouve être à la fois juge et partie, où elle pose des problèmes, exprime des inquiétudes, crée des personnages, parmi lesquels elle se meut dans la vie, auraient été tout autre chose que ce qu'ils sont si l'auteur avait manqué de sincérité : un réquisitoire contre les intellectuels, un plaidoyer pour « l'engagement », une exaltation de la gauche, un satisfecit pour elle et ses amis ou tout ce qu'on peut imaginer à partir d'un sujet qui vous touche de trop près. Bien que l'auteur, ici, ne soit pas un pur témoin, dépourvu d'antipathies, de haines, d'amours ou de partis pris, il est tout de même un témoin, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche à faire la lumière et n'entend exprimer que ce qu'il croit vrai.

D'où la tentation de mettre des noms sous les portraits qui nous sont présentés, d'envisager sous les couleurs de la chronique ou de l'histoire les événements qui nous sont racontés, de faire des Mandarins un roman à clés. C'est déjà la tentation dont on ne pouvait se garder à l'égard des Justes causes de Jean-Louis Curtis qui faisait revivre, lui aussi, une période qui vient à peine de se terminer. Avec Simone de Beauvoir dont le propos est moins étendu, dont les allusions à une réalité que nous avons vécue sont plus précises, comment s'empêcher de penser à Sartre, à Camus, à Rousset, au R.D.R., à Combat, à Franc-Tireur on aux Temps Modernes ? L'histoire de la gauche intellectuelle après la Libération s'est jouée autour de ces personnes, de ces périodiques et de ce Rassemblement, et on sait bien que, comme dans le roman, un grand espoir de renouveau politique qui aurait pu s'incarner dans une action tentée à côté des communistes a échoué sur la question de I'U.R.R.S. et des camps de travail soviétiques. Il existe entre les personnages fictifs et les personnes réelles tant de comportements communs, déterminés par une identité de situations, qu'il y a constante interférence des uns aux autres, comme il y a interférence entre les événements que nous avons connus et ceux qu'imagine le romancier. Par là Simone de Beauvoir pique la curiosité et l'alimente, suscite un intérêt épisodique dont il faut se garder si on veut apprécier son ouvrage à la mesure des ambitions qu'il postule.

Ce qu'elle vent essentiellement montrer, je croîs, c'est en effet, l'impossibilité, du moins la difficulté presque insurmontable, pour des intellectuels de gauche, de se livrer à une activité politique qui à la fois les satisfasse et soit efficace. En tant qu'intellectuels ils n'entendent pas résigner certaines de leurs caractéristiques : l'honnêteté, une certaine moralité, le goût de la vérité et parce qu'ils sont de gauche ils ne veulent pas s'enfermer dans une tour d'ivoire, se borner à être des « mandarins »; cependant, si notoires et si pourvus d'autorité qu'ils soient devenus, ils achoppent aux réalités de la politique qui les obligent soit à se parjurer en tant qu'intellectuels, soit à retourner à leur mandarinat. Alors que goût de la vérité et activité révolutionnaire semblent aller de pair et qu'une pensée honnête cherche à s'incarner dans une action efficace, pratiquement et dans des conditions qui n'ont pas changé depuis dix ans, les conciliations souhaitables ont fait place à l'antinomie et la contradiction. Celles-ci s'établissent sur deux plans, l'un sur lequel s'affrontent, malgré le désir qu'ils ont de travailler de concert, intellectuels de gauche et communistes, l'autre, plus vaste et plus élevé, sur lequel sont aux prises l'activité littéraire et l'activité politique, la pensée et l'action. Pour les personnages principaux de Simone de Beauvoir, on pourrait résumer grossièrement le débat comme suit: faut-il continuer à écrire, en pleine indépendance mais sans savoir pourquoi ni pour qui, ou faut-il abdiquer une indépendance fallacieuse au profit de cette volonté d'émancipation que représentent les communistes ? Ils ne répondent ni oui ni non à ces questions; à travers leurs aventures et au terme de leurs avatars ils découvrent une solution moyenne, quelque peu désespérée : écrire ou militer sans illusions dans les vertus de l'écriture ou dans celles de l'action, ce qui revient en fin de compte à obéir à leur vocation profonde, ou, en termes existentialistes, à assumer leur condition.

On se demande comment, à partir d'une thèse aussi « intellectuelle », il est possible d'écrire un roman qui soit effectivement un roman. Simone de Beauvoir a prévu l'objection: « On dit volontiers que les écrivains ne sont pas des personnages romanesques, pourtant les aventures de la pensée sont aussi réelles que les autres et elles mettent en jeu l'individu tout entier; pourquoi ne tenterait-on pas de les raconter ? » En effet, mais il faut dire tout de suite que ce sont moins « les aventures de la pensée » qui chez Dubreuilh, Henri ou les autres, nous intéressent (et « pensée » est ici un terme vaste et vague qui englobe la conscience morale), que le comportement journalier d'individus vivants, nantis d'une vie privée, acteurs ou victimes de drames où parfois la « pensée » n'a rien à voir. Oui, ce qui nous touche ce ne sont pas les débats de Dubreuilh pour savoir s'il va s'allier ou non aux communistes, mais sa solitude, ceux d'Henri pour savoir s'il va abandonner L'Espoir au S.R.L. ou donner des gages aux anticommunistes, mais son faux témoignage pour sauver la femme qu'il aime. Leurs drames n'auraient ni la même coloration ni la même acuité s'ils n'étaient des intellectuels, sans doute, mais comment se fait-il que les personnages se trouvant en dehors du débat précis qui occupe Dubreuilh ou Henri aient le plus de relief, soient ceux pour lesquels il est le moins nécessaire d'évoquer les personnes réelles qui leur ont servi de modèles: Paule, amie d'Henri qu'Henri n'aime plus et qui devient folle; Anne, femme de Dubreuilh, qui nous passionne par le récit de ses amours avec un romancier américain; Nadine, fille d'Anne et de Dubreuilh, création saisissante en même temps que type achevé de la « nouvelle génération » ? Cela ne revient pas à dire, perfidement, que Simone de Beauvoir n'a pas réalisé le dessein qu'elle se proposait, mais que ce dessein, à lui seul, ne suffisait pas à animer une création romanesque et que l'auteur de L'Invitée s'en est heureusement aperçu avant tout le monde. Cela ne revient pas à répéter, non plus, sempiternellement, que le roman doit se passer d'idées, mais que les idées n'ont chance de nous intéresser dans un roman (il est beaucoup d'autres genres où elles peuvent s'ébattre) qu'autant qu'elles se convertissent en motifs de choix, de décisions, de conduites, d'attitudes de vie.

L'auteur n'est pas ici d'une complexité effrayante. Il assume cependant, à la fois ou tour à tour, plusieurs personnalités qu'il y a avantage à distinguer: le témoin, qui brode librement à partir d'une chronique de l'après-guerre vécue par un groupe d'intellectuels liés par l'amitié et le désir commun de réaliser les espoirs de renouveau politique nourris dans la Résistance; le romancier, qui doit non seulement éclairer ses personnages sous tous les angles possibles, à quoi peut suffire le chroniqueur, mais en outre les animer de l'intérieur en fracturant leur conscience et en tentant de leur en recréer une; enfin, si le mot n'est pas trop gros, le métaphysicien, qui entend donner à sa peinture une signification d'ensemble, voire une portée qui dépasse cette signification. Il est bien entendu, toutefois, que ces trois personnages ne peuvent se tenir sur le même plan et jouir de la même importance, que le romancier puisqu'il s'agit d'un roman doit primer les deux autres et les tenir sous sa loi.

Ce n'est pas tout à fait le cas, pour des raisons qui tiennent autant à l'auteur qu'à la multiplicité des histoires qu'il nous conte en près de six cents grandes pages bien serrées. Il donne d'abord le pas à la chronique : atmosphère de la Libération, fin de la guerre, retour des déportés, campagnes du journal L'Espoir et rôle de son éditorialiste, Henri Perron, importance des communistes et leur rôle, gouvernement De Gaulle, fondation du S. R. L. (rassemblement de gauches non communistes), passage de L'Espoir sous la coupe du S. R. L. grâce à Dubreuilh, ex-professeur, philosophe attiré par le communisme mais qui n'entend pas se mettre à ses ordres, difficultés de L'Espoir, subventionné , puis peu à peu racheté par un homme d'affaires, frictions de plus en plus graves entre les communistes d'une part, Dubreuilh et Perron de l'autre, à propos surtout des camps de travail soviétiques, ruptures et raccommodements, déceptions et désillusions, faillite de l'idéologie de la Résistance, partage du monde en deux blocs, brouille entre Dubreuilh qui se veut réaliste et Perron qui ne veut qu'obéir à sa conscience. La chronique se poursuit mais d'une façon plus lâche. Dans la retombée des espoirs les vies individuelles prennent plus d'importance et les problèmes propres que chacun doit résoudre pour son compte. L'aire du roman proprement dit se déploie alors avec le désespoir amoureux de Paule, amie d'Henri, et le vagabondage sentimental de celui-ci, avec le départ d'Anne pour l'Amérique et la rencontre qu'elle y fait du romancier Lewis Brogan, avec les coucheries de Nadine qui se fixe avec Lambert puis avec Henri Alors que dans la chronique, Simone de Beauvoir ne jouit que d'un horizon limité et qu'elle simplifie ou voit faussement les problèmes qui se sont posés à la gauche intellectuelle, elle fait preuve, en tant que romancière, de dons surprenants d'intelligence, de lucidité, de compréhension et de sympathie humaines, de création.

On aura peut-être compris, par ce que nous venons de dire, que Les Mandarins sont le roman de la désillusion: désillusion politique, désillusion des intellectuels quant à leurs pouvoirs, désillusions de l'amitié et désillusions de l'amour (même les amours heureuses se dénouent et se détruisent assez rapidement), désillusion de l'action. Pourtant le roman dans son ensemble rend un son de plénitude et de sérénité qui ne rejoignent nullement, on s'en doute, les recommandations de la bonne vieille sagesse humaniste. Ces espoirs, ces agitations, ces amours, ces allers et retours entre la pensée et l'action, entre le coeur et l'existence quotidienne n'ont pas été vains et ne sont pas dénués de sens. Ils sont l'affaire de vivants qui, si mécontents qu'ils puissent être du lot qui a été donné à chacun en naissant, refusent de se replier sur lui afin de l'exploiter en petits rentiers. Simone de Beauvoir donne au mot « vivre » un sens particulier qui est dépassement de soi, dans la pensée, l'action ou l'amour, tentative sans cesse reprise de se porter au plus haut de ses possibilités pour son propre bien et la bonne marche du monde.

Chacun de ses personnages fait ce qu'il doit faire, ce qu'il estime devoir faire selon ses capacités, sa conscience, ses connaissances, ses désirs ou ses sentiments. Il n'existe pas chez eux d'erreurs volontaires, de faux-pas calculés, d'hypocrisie envers soi ou les autres, et s'il en est qui, comme Paule, vivent dans la fantasmagorie, la vie a tôt fait de les rappeler à l'ordre : Paule est une malade. Cette humanité lucide, passionnée et courageuse n'en est pas pour autant une humanité simple; tous ont leurs recoins mystérieux et chacun étant opaque à l'autre demeure à l'égard de cet autre imprévisible, parfois incompréhensible. Mais le mystère s'est déplacé et, si l'on ose dire, épuré ; il n'est plus que la part irréductible de l'être. Cela ne conduit pas forcément à une métaphysique, mais sûrement à une morale.
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