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EAN : 9782070205158
579 pages
Gallimard (21/10/1954)
4.16/5   116 notes
Résumé :
On a toujours embarrassé les écrivains en leur demandant : pourquoi écrivez-vous ? Mais jamais sans doute ne se sont-ils sentis aussi perplexes qu'au lendemain de la dernière guerre. Étonnes par quatre années d'horreur et par les perspectives qui s'ouvraient soudain au monde, ils découvraient que les vieilles valeurs avaient fait long feu et qu'une nouvelle figure de l'homme était en train de naître : quel rôle l'avenir leur réservait-il? les mots pouvaient-ils enco... >Voir plus
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« Les Mandarins » de Simone de Beauvoir a reçu le prix Goncourt en 1954.
Récit -de près de 600 pages- sur un petit groupe parisien d'intellectuels de gauche au sortir de la deuxième guerre mondiale. le récit navigue entre la narration d'Anne, psychiatre, femme d'un célèbre écrivain Robert Dubreuilh et celle d'Henri Perron, écrivain et dirigeant d'un petit journal « l'Espoir ».
Anne et Robert ont une fille Nadine d'une vingtaine d'années, pas très jolie, dont son amoureux Diego est mort durant la guerre. Robert, intellectuel connu, a fondé récemment le parti socialiste SRL et tente de faire rallier le journal d'Henri au SRL. Henri, au début du récit, est en couple avec Paule, mais commence à s'en détacher. Paule, qui a un temps chanté, ne vit plus que pour leur couple, même si elle est de plus en plus amère de la distance d'Henri. Elle se raccroche à une histoire du passé. Et autour d'eux gravitent des amis et autres intellectuels comme Vincent, Lambert (dont le père aurait donné une jeune femme Rosa aux nazis) et les autres.
Leurs discussions tournent autour de principaux sujets :
-La politique : à qui faire confiance, entre le communisme, dont l'URSS a sauvé du nazisme (mais qui se révèle moins idéaliste dans les faits au vue des actes atroces qu'ils peuvent commettre notamment sur les allemands prisonniers ou encore au sujet des camps de travail) ou le capitalisme des américains, vainqueurs de la guerre, mais dont ils n'approuvent pas les idées économiques et sont accablés également par certaines de leurs actions (Hiroshima) ? Ils espèrent une vie dans un pays en paix et libre et ne pas subir le joug et les travers d'une autre domination étrangère. Protéger leur indépendance, tout en ayant conscience de l'obligation d'avoir des alliés forts mais, sans pour autant, renier leurs valeurs et convictions, sans pour autant se laisser mystifier par de trop beaux discours et plus encore sans signer de pacte avec un des diables. Qu'est-ce qui est préférable pour l'humanité : rester idéaliste ou être/devenir réaliste ?
-L'écriture : écrire un roman, purement esthétique, sans fond politique, est-il possible ? A-t-il encore un sens et un intérêt après ces années terribles qu'ils viennent de passer, ce vécu qui forcément marque dans leur chair, alors qu'il y a des sujets sociaux, politiques qui doivent être traités, dont les français doivent être informés ?
-L'amour bien sûr qui reste encore un thème majeur – et ce, quelle que soit la période, même effroyable.

Près de 70 ans après sa parution, c'était presque curieux de lire ce roman tant l'atmosphère de l'après-guerre est quasi palpable. Simone de Beauvoir plante si bien le décor et les personnages qu'on a véritablement le sentiment de se retrouver en 1944 avec eux, au sortir de la guerre.
Presque étrange de lire toutes ces interrogations politiques et dont on connait, nous lecteurs du 21ème Siècle, plus ou moins bien la suite (la guerre froide notamment ou encore la chute du mur de Berlin).
Et si elle le fait si bien, c'est bien entendu pour avoir été en plein coeur de cette période et de ces interrogations mais bien sûr par ses qualités d'écrivaine intellectuelle et philosophe. (En écrivant cela, ça sonne comme une lapalissade). L'écriture de De Beauvoir est précise. Elle détaille avec une minutie de dentellière les humeurs, les tergiversations de chacun des protagonistes (l'un révolutionnaire, l'autre idéologiste, un autre plus capitaliste, etc.). Elle évoque leurs sentiments divers, leurs espoirs, leurs doutes, leurs sentiments de culpabilité (à vivre et espérer tandis que tant de leurs amis dans la résistance ou dans les camps sont morts ou lorsqu'ils en ressortent ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes), leurs illusions jusqu'à leurs désillusions…
Elle décrit aussi l'amour sous toutes ses coutures et ses formes par l'intermédiaire des protagonistes aux caractères différents (Anne, Henri, Josette –ma tête à claque-, Nadine, etc.). Cela m'a fait penser à « L'insoutenable légèreté de l'être » de Kundera ou encore « Aurélien » d'Aragon. L'état d'amour et des sentiments comme on effeuille les pétales de marguerite : toutes ces envies, ces désirs, ces langueurs, ces espoirs, ces souffrances, ces attentes, ces comportements. Se noyer dans d'autres corps, préférer vivre seul, aimer comme un chevalier servant, être fidèle ou non, se sentir coupable, attendre, accepter ou réagir...
Tout en lisant, on ne peut s'empêcher de penser à cette auteure et aux personnages publics qui l'entourent, à sa propre vie d'intellectuelle, féministe et philosophe, à ses convictions politiques et à son coeur partagé entre Sartre et son américain Nelson Algren. Anne qui, par son regard acéré sur son entourage, par sa vie entre son mari plus âgé et son amant américain ressemble très fortement à Simone. Camus -qui obtiendra le prix Nobel de littérature 3 ans plus tard- qui ressemble à Henri, et Sartre à Robert (mais étonnamment Robert ne fricote pas avec ses étudiantes). Camus qui finira par se détacher des idées de Sartre, créera son journal, écrira en plus de ses essais et romans, des pièces de théâtre dans lesquelles jouera sa maîtresse actrice Maria Casarès. A Vian avec qui ils ont fondé « Les temps modernes », Vian qui aimait le jazz et les caves où on pouvait faire la fête, boire, danser, écouter et jouer de la musique. Ou à ses autres artistes et poètes comme Desnos, Prévert, Char, Eluard, Aragon etc., et même à Coco Chanel (par le personnage de la mère de Josette). Autant de personnages qu'on replace peu à peu sur le jeu de l'échiquier de la propre vie de Simone de Beauvoir.
En pensant à Simone de Beauvoir, on pense à la Castor de Sartre. Mais, elle est avant tout un écrivain, une intellectuelle, une féministe (« le deuxième sexe » ou la signature du « manifeste des 343 » avec Gisèle Halimi, notamment), un individu à part entière et une femme qui a su se montrer indépendante en aimant un autre. (Les caractéristiques ci-dessus sont à trier par ordre de préférence). En rappelant que c'est justement à Algren que ce roman est dédié, cela finit de mettre les choses en perspective, même si l'auteure a prétendu que les personnages étaient purement fictifs. Les indices sont tellement gros que même, nous, petits lecteurs lambda, on a du mal à vous croire, Simone.
Même si j'ai lu son autobiographie quand j'étais encore adolescente et plus tard ses « lettres à Nelson Algren » (que j'ai tendance à plus apprécier que Sartre parce qu'elle a pu exprimer vraiment son amour avec lui) et quelques romans (son essai le plus connu « le deuxième sexe » qui m'attend depuis des années sur une étagère), je me fais encore l'étonnée en lisant des passages au langage plus « cru ».
Comme si, dans mon image des philosophes et intellectuels, (encore plus des femmes… mes aprioris en tiennent une bonne couche…) ces derniers ne pouvaient être moulés que dans des habits chastes et vertueux. Et pourtant la rencontre entre Anne et son américain raconte parfaitement bien celle entre un ‘'homme et une femme'' tout simplement, une histoire d'amour, d'amour physique, sensuel et entier (avec les frissons et la fièvre).
Un roman qui pourra sembler long et trop lent pour certains. Cet écrit s'avère en effet dense et complexe, non tant dans la compréhension mais dans les réflexions et questionnements qui en résultent. S'il y a quelques moments d'action (malheureusement l'action la plus importante a bien eu lieu et s'est faite sombre et sanglante durant les années précédentes), ce sont surtout les pensées de ces hommes, leurs échanges riches (philosophiques, moraux, politiques, amoureux) qui font tout l'intérêt de ce grand roman. A nous lecteurs de faire le tri et de prendre parti, si on le souhaite, pour les uns ou pour les autres, selon nos propres modèles et convictions.
J'ai retrouvé son style d'écriture, précis, détaillé et en même temps si vif et énergique et, par là même, agréable à lire. Des interrogations qui poussent le lecteur à lui aussi réfléchir sur ces différents sujets et problématiques. Et le simple fait qu'un roman permette au lecteur d'être un individu un peu plus curieux et « penseur », c'est déjà un bon point. Certains passages mériteraient d'être cités à la pelle, tellement ils semblent justes, démontrant la complexité de l'âme humaine et de notre société (d'hier et d'aujourd'hui). Par son regard vif, témoin, scrutateur de son époque, elle a su restituer toute l'atmosphère et les ressentis de l'après-guerre.
Et pour tout cela, cela méritait bien un Goncourt.
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Le nouveau roman de Simone de Beauvoir fait sensation. C'est justice. Il est tout de même étonnant qu'il soit jusqu'à présent généralement bien reçu, notamment par certains critiques dont on sait qu'ils détestent l'intrusion, dans le roman, de toute idéologie ou métaphysique (du moins certaines idéologies et métaphysiques). Nous les aurait-on changés, ou se croient-ils obligés de s'incliner devant le talent ? C'est d'autant plus curieux que le talent de Simone de Beauvoir hors de question, son livre pourrait former le prétexte de débats passionnés, de gloses subtiles et acharnées, de mises en demeure à propos des conceptions qu'elle se fait de la littérature, de 1a morale ou de la politique. On dirait, ma foi, que tout ce qu'elle dit va de soi, revêt les caractères d'une évidence qui crève les yeux. Aurait-elle cessé d'être existentialiste et disciple de Jean-Paul Sartre ? Bénéficie-t-elle à son tour de ce complexe de « nationalisation » que nourrit, selon Sartre jadis, un pays replié sur ses grands écrivains ? Avec le temps on a certes agrandi la famille littéraire jusqu'aux existentialistes. On ne se doutait pas qu'ils avaient à ce point triomphé de la hargne, des moqueries et de la mauvaise humeur envieuse.

On voit bien pourtant par où Simone de Beauvoir désarme ses adversaires (et pour elle, elle le dit ici. les critiques sont toujours plus ou moins les adversaires des auteurs): par sa sincérité. La sincérité d'un écrivain n'est pas la sincérité du commun des mortels, et on a déjà usé beaucoup d'encre à tenter de la définir; il n'empêche qu'on la perçoit dans certains livres et que d'autres en sont dépourvus; même quand elle est un effet de l'art elle n'en conserve pas moins ses caractères qui se résument en un désir de n'en pas faire accroire au lecteur, surtout un désir de ne pas s'en faire accroire. Or, Les Mandarins (1), où Simone de Beauvoir se trouve être à la fois juge et partie, où elle pose des problèmes, exprime des inquiétudes, crée des personnages, parmi lesquels elle se meut dans la vie, auraient été tout autre chose que ce qu'ils sont si l'auteur avait manqué de sincérité : un réquisitoire contre les intellectuels, un plaidoyer pour « l'engagement », une exaltation de la gauche, un satisfecit pour elle et ses amis ou tout ce qu'on peut imaginer à partir d'un sujet qui vous touche de trop près. Bien que l'auteur, ici, ne soit pas un pur témoin, dépourvu d'antipathies, de haines, d'amours ou de partis pris, il est tout de même un témoin, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche à faire la lumière et n'entend exprimer que ce qu'il croit vrai.

D'où la tentation de mettre des noms sous les portraits qui nous sont présentés, d'envisager sous les couleurs de la chronique ou de l'histoire les événements qui nous sont racontés, de faire des Mandarins un roman à clés. C'est déjà la tentation dont on ne pouvait se garder à l'égard des Justes causes de Jean-Louis Curtis qui faisait revivre, lui aussi, une période qui vient à peine de se terminer. Avec Simone de Beauvoir dont le propos est moins étendu, dont les allusions à une réalité que nous avons vécue sont plus précises, comment s'empêcher de penser à Sartre, à Camus, à Rousset, au R.D.R., à Combat, à Franc-Tireur on aux Temps Modernes ? L'histoire de la gauche intellectuelle après la Libération s'est jouée autour de ces personnes, de ces périodiques et de ce Rassemblement, et on sait bien que, comme dans le roman, un grand espoir de renouveau politique qui aurait pu s'incarner dans une action tentée à côté des communistes a échoué sur la question de I'U.R.R.S. et des camps de travail soviétiques. Il existe entre les personnages fictifs et les personnes réelles tant de comportements communs, déterminés par une identité de situations, qu'il y a constante interférence des uns aux autres, comme il y a interférence entre les événements que nous avons connus et ceux qu'imagine le romancier. Par là Simone de Beauvoir pique la curiosité et l'alimente, suscite un intérêt épisodique dont il faut se garder si on veut apprécier son ouvrage à la mesure des ambitions qu'il postule.

Ce qu'elle vent essentiellement montrer, je croîs, c'est en effet, l'impossibilité, du moins la difficulté presque insurmontable, pour des intellectuels de gauche, de se livrer à une activité politique qui à la fois les satisfasse et soit efficace. En tant qu'intellectuels ils n'entendent pas résigner certaines de leurs caractéristiques : l'honnêteté, une certaine moralité, le goût de la vérité et parce qu'ils sont de gauche ils ne veulent pas s'enfermer dans une tour d'ivoire, se borner à être des « mandarins »; cependant, si notoires et si pourvus d'autorité qu'ils soient devenus, ils achoppent aux réalités de la politique qui les obligent soit à se parjurer en tant qu'intellectuels, soit à retourner à leur mandarinat. Alors que goût de la vérité et activité révolutionnaire semblent aller de pair et qu'une pensée honnête cherche à s'incarner dans une action efficace, pratiquement et dans des conditions qui n'ont pas changé depuis dix ans, les conciliations souhaitables ont fait place à l'antinomie et la contradiction. Celles-ci s'établissent sur deux plans, l'un sur lequel s'affrontent, malgré le désir qu'ils ont de travailler de concert, intellectuels de gauche et communistes, l'autre, plus vaste et plus élevé, sur lequel sont aux prises l'activité littéraire et l'activité politique, la pensée et l'action. Pour les personnages principaux de Simone de Beauvoir, on pourrait résumer grossièrement le débat comme suit: faut-il continuer à écrire, en pleine indépendance mais sans savoir pourquoi ni pour qui, ou faut-il abdiquer une indépendance fallacieuse au profit de cette volonté d'émancipation que représentent les communistes ? Ils ne répondent ni oui ni non à ces questions; à travers leurs aventures et au terme de leurs avatars ils découvrent une solution moyenne, quelque peu désespérée : écrire ou militer sans illusions dans les vertus de l'écriture ou dans celles de l'action, ce qui revient en fin de compte à obéir à leur vocation profonde, ou, en termes existentialistes, à assumer leur condition.

On se demande comment, à partir d'une thèse aussi « intellectuelle », il est possible d'écrire un roman qui soit effectivement un roman. Simone de Beauvoir a prévu l'objection: « On dit volontiers que les écrivains ne sont pas des personnages romanesques, pourtant les aventures de la pensée sont aussi réelles que les autres et elles mettent en jeu l'individu tout entier; pourquoi ne tenterait-on pas de les raconter ? » En effet, mais il faut dire tout de suite que ce sont moins « les aventures de la pensée » qui chez Dubreuilh, Henri ou les autres, nous intéressent (et « pensée » est ici un terme vaste et vague qui englobe la conscience morale), que le comportement journalier d'individus vivants, nantis d'une vie privée, acteurs ou victimes de drames où parfois la « pensée » n'a rien à voir. Oui, ce qui nous touche ce ne sont pas les débats de Dubreuilh pour savoir s'il va s'allier ou non aux communistes, mais sa solitude, ceux d'Henri pour savoir s'il va abandonner L'Espoir au S.R.L. ou donner des gages aux anticommunistes, mais son faux témoignage pour sauver la femme qu'il aime. Leurs drames n'auraient ni la même coloration ni la même acuité s'ils n'étaient des intellectuels, sans doute, mais comment se fait-il que les personnages se trouvant en dehors du débat précis qui occupe Dubreuilh ou Henri aient le plus de relief, soient ceux pour lesquels il est le moins nécessaire d'évoquer les personnes réelles qui leur ont servi de modèles: Paule, amie d'Henri qu'Henri n'aime plus et qui devient folle; Anne, femme de Dubreuilh, qui nous passionne par le récit de ses amours avec un romancier américain; Nadine, fille d'Anne et de Dubreuilh, création saisissante en même temps que type achevé de la « nouvelle génération » ? Cela ne revient pas à dire, perfidement, que Simone de Beauvoir n'a pas réalisé le dessein qu'elle se proposait, mais que ce dessein, à lui seul, ne suffisait pas à animer une création romanesque et que l'auteur de L'Invitée s'en est heureusement aperçu avant tout le monde. Cela ne revient pas à répéter, non plus, sempiternellement, que le roman doit se passer d'idées, mais que les idées n'ont chance de nous intéresser dans un roman (il est beaucoup d'autres genres où elles peuvent s'ébattre) qu'autant qu'elles se convertissent en motifs de choix, de décisions, de conduites, d'attitudes de vie.

L'auteur n'est pas ici d'une complexité effrayante. Il assume cependant, à la fois ou tour à tour, plusieurs personnalités qu'il y a avantage à distinguer: le témoin, qui brode librement à partir d'une chronique de l'après-guerre vécue par un groupe d'intellectuels liés par l'amitié et le désir commun de réaliser les espoirs de renouveau politique nourris dans la Résistance; le romancier, qui doit non seulement éclairer ses personnages sous tous les angles possibles, à quoi peut suffire le chroniqueur, mais en outre les animer de l'intérieur en fracturant leur conscience et en tentant de leur en recréer une; enfin, si le mot n'est pas trop gros, le métaphysicien, qui entend donner à sa peinture une signification d'ensemble, voire une portée qui dépasse cette signification. Il est bien entendu, toutefois, que ces trois personnages ne peuvent se tenir sur le même plan et jouir de la même importance, que le romancier puisqu'il s'agit d'un roman doit primer les deux autres et les tenir sous sa loi.

Ce n'est pas tout à fait le cas, pour des raisons qui tiennent autant à l'auteur qu'à la multiplicité des histoires qu'il nous conte en près de six cents grandes pages bien serrées. Il donne d'abord le pas à la chronique : atmosphère de la Libération, fin de la guerre, retour des déportés, campagnes du journal L'Espoir et rôle de son éditorialiste, Henri Perron, importance des communistes et leur rôle, gouvernement De Gaulle, fondation du S. R. L. (rassemblement de gauches non communistes), passage de L'Espoir sous la coupe du S. R. L. grâce à Dubreuilh, ex-professeur, philosophe attiré par le communisme mais qui n'entend pas se mettre à ses ordres, difficultés de L'Espoir, subventionné , puis peu à peu racheté par un homme d'affaires, frictions de plus en plus graves entre les communistes d'une part, Dubreuilh et Perron de l'autre, à propos surtout des camps de travail soviétiques, ruptures et raccommodements, déceptions et désillusions, faillite de l'idéologie de la Résistance, partage du monde en deux blocs, brouille entre Dubreuilh qui se veut réaliste et Perron qui ne veut qu'obéir à sa conscience. La chronique se poursuit mais d'une façon plus lâche. Dans la retombée des espoirs les vies individuelles prennent plus d'importance et les problèmes propres que chacun doit résoudre pour son compte. L'aire du roman proprement dit se déploie alors avec le désespoir amoureux de Paule, amie d'Henri, et le vagabondage sentimental de celui-ci, avec le départ d'Anne pour l'Amérique et la rencontre qu'elle y fait du romancier Lewis Brogan, avec les coucheries de Nadine qui se fixe avec Lambert puis avec Henri Alors que dans la chronique, Simone de Beauvoir ne jouit que d'un horizon limité et qu'elle simplifie ou voit faussement les problèmes qui se sont posés à la gauche intellectuelle, elle fait preuve, en tant que romancière, de dons surprenants d'intelligence, de lucidité, de compréhension et de sympathie humaines, de création.

On aura peut-être compris, par ce que nous venons de dire, que Les Mandarins sont le roman de la désillusion: désillusion politique, désillusion des intellectuels quant à leurs pouvoirs, désillusions de l'amitié et désillusions de l'amour (même les amours heureuses se dénouent et se détruisent assez rapidement), désillusion de l'action. Pourtant le roman dans son ensemble rend un son de plénitude et de sérénité qui ne rejoignent nullement, on s'en doute, les recommandations de la bonne vieille sagesse humaniste. Ces espoirs, ces agitations, ces amours, ces allers et retours entre la pensée et l'action, entre le coeur et l'existence quotidienne n'ont pas été vains et ne sont pas dénués de sens. Ils sont l'affaire de vivants qui, si mécontents qu'ils puissent être du lot qui a été donné à chacun en naissant, refusent de se replier sur lui afin de l'exploiter en petits rentiers. Simone de Beauvoir donne au mot « vivre » un sens particulier qui est dépassement de soi, dans la pensée, l'action ou l'amour, tentative sans cesse reprise de se porter au plus haut de ses possibilités pour son propre bien et la bonne marche du monde.

Chacun de ses personnages fait ce qu'il doit faire, ce qu'il estime devoir faire selon ses capacités, sa conscience, ses connaissances, ses désirs ou ses sentiments. Il n'existe pas chez eux d'erreurs volontaires, de faux-pas calculés, d'hypocrisie envers soi ou les autres, et s'il en est qui, comme Paule, vivent dans la fantasmagorie, la vie a tôt fait de les rappeler à l'ordre : Paule est une malade. Cette humanité lucide, passionnée et courageuse n'en est pas pour autant une humanité simple; tous ont leurs recoins mystérieux et chacun étant opaque à l'autre demeure à l'égard de cet autre imprévisible, parfois incompréhensible. Mais le mystère s'est déplacé et, si l'on ose dire, épuré ; il n'est plus que la part irréductible de l'être. Cela ne conduit pas forcément à une métaphysique, mais sûrement à une morale.
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Un des romans incontournables du vingtième siècle et un prix Goncourt plus que largement mérité pour ce roman foisonnant et inoubliable. Simone de Beauvoir nous restitue de manière éblouissante l'état d'esprit de l'après-guerre, avec ses espoirs laissant vite place aux désillusions. C'est un tableau de la vie intellectuelle remarquablement documenté qu'elle nous offre, dans lequel elle met en scène nombre de personnages qu'elle sait rendre particulièrement vivants, grâce, entre autres, à un sens aigu du dialogue.
Tous ces personnages, superbement campés, démontrant un sens de l'observation acéré chez Simone de Beauvoir, vivent sous nos yeux, s'agitent, parlent, échangent avec une vivacité qui les rend extrêmement proches. - On a parfois l'impression d'être l'intrus qui guette au trou de la serrure et assiste à des scènes où il n'est pas invité à intervenir ! -

Bien sûr, elle s'y met en scène avec Sartre et nombre de leurs amis et connaissances, parfois à peine déguisés. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles tous les intervenants du roman apparaissent si vivants !

En tout état de cause, le talent et l'intelligence de Simone de Beauvoir éclatent à chaque chapitre de cet ouvrage, remarquablement construit, avec une intrigue également bien resserrée autour des scandales de l'épuration et la tendre évocation de son "amour transatlantique" pour Nelson Algren.

Au final, Simone de Beauvoir nous offre une belle fresque, vivante, chaleureuse, un roman superbement écrit dans une langue magnifique, un style vif, des dialogues rondement menés et bien enlevés. Un constant bonheur de lecture que je me permets de recommander chaudement. Petite précision : ce roman, je l'ai lu à plusieurs reprises, avec toujours la même admiration pour son auteur.
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Ce long roman restitue le milieu des intellectuels de gauche français de l'après-guerre du point de vue d'Anne, la quarantaine, psychanalyste, mariée à Robert Dubreuilh, écrivain de vingt ans son aîné, fondateur du mouvement politique S.R.L et d'Henri, écrivain aussi, qui dirige le journal L'espoir. Ce petit monde s'interroge sur le sens de son engagement et la voie à suivre au sortir de la résistance. Ils cherchent à créer un rassemblement de gauche non-communiste qui se dénommerait - quelle ironie ! - le front national. L'auteur évoque la difficulté du mouvement et du journal à survivre, à récolter des fonds sans compromettre cette délicate ligne médiane. Robert et Henri apprennent l'existence des bagnes constitués par les camps de travail en URSS. Faut-il la révéler au risque de discréditer ce pays et de faire le jeu de la droite et du gaullisme ? La réponse à apporter à cette question brisera pour un temps l'amitié qui unit ces deux protagonistes. Etre remués par de grandes interrogations existentielles ne les empêche pas de faire parfois preuve à titre privé d'une immoralité assez tranquille. C'est ainsi qu'Henri n'hésite guère à faire un faux témoignage pour sauver un collaborateur nazi afin d'éviter à sa maîtresse du moment, qui s'est compromise au temps de l'occupation de voir son passé révélé, ce qui la mènerait à "ouvrir le gaz" par désespoir. Autour du couple Dubreuilh et d'Henri gravitent la fille des premiers Nadine, jeune femme déboussolée après la perte d'un amoureux durant la guerre et plutôt difficile à vivre, Paule, qui ne veut pas s'avouer que la grande passion l'unissant à Henri n'est plus partagée et sombrera passagèrement dans la folie, ainsi que nombre d'autres seconds rôles à la recherche de leur voie professionnelle et personnelle.
La partie la plus touchante du roman est celle relatant les amours d'Anne et de son amant américain Lewis. C'est elle qui revêt le plus d'intensité et d'émotion. Quel sens peut avoir une histoire d'amour vécue par intermittences entre des amants que les océans séparent ? Anne est profondément éprise de Lewis mais elle ne lui sacrifiera pas sa vie en France.
Certes, l'auteur n'est pas une grande styliste, mais elle a un indéniable sens du dialogue. Si elle sait peindre de manière très vivante le milieu qui est le sien, elle peine à imaginer ce qu'elle ne connaît pas. Ainsi, la profession de psychanalyste de la principale narratrice n'apparaît guère crédible.
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Ce beau livre de De Beauvoir affecte décrit certains aspects: la il fait référence à la vie, au et le rôle social des intellectuels français de la période d'après-guerre et la façon dont elles ont un à leur impact sur l'opinion publique de l'époque. L'histoire du La protagoniste Anne Dubrehuil est mariée à un intellectuel français, mais est follement amoureuse d'un écrivain américain avec qui cependant, elle ne sera pas en mesure de vivre. Il est étrange de constater que , puisque Dans ce livre autobiographique, De Beauvoir bien que non mariée et sans enfants, décide étrangement d'imaginer son alter ego Anne, mariée et mère d'une fille, comme si en réalité l'incapacité de terminer son histoire avec l'écrivain avait été empêchée par des événements insurmontables (sa fille et son mari, en fait) absents dans la réalité. Et il est intéressant de noter que un qu'un esprit fort, indomptable et intelligent comme le celui de la protagoniste n'ait pas compris que l'épilogue de l'histoire avec Algren, en réalité, ce est seulement en raison de cette soit dû à la marginalité de Simone. Se était glissée dans leur relation, selon lequel, Enfin quelle que soit qui malgé se ce qui s'était passé entre eux et quel que soit leur sentiments qu'ils avaient essayé, elle était et serait toujours inextricablement liée à Sartre.
Je me demande se il se repentait?!!!
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Citations et extraits (21) Voir plus Ajouter une citation
Il savait ce qu'elle pensait : en cette minute des villages belges brûlaient, la mer déferlait sur les campagnes hollandaises. Pourtant ici c'était un soir de fête : le premier Noël de paix. Il faut bien que ce soit fête, quelquefois, sinon à quoi serviraient les victoires ? C'était fête ; il reconnaissait cette odeur d'alcool, de tabac et de poudre de riz, l'odeur des longues nuits. Mille jets d'eau couleur d'arc-en-ciel dansaient dans sa mémoire ; avant guerre, il y avait eu tant de nuits : dans les cafés de Montparnasse où on se saoulait de cafés crème et de mots, dans les ateliers qui sentaient la peinture à l'huile, dans les petits dancings où il serrait dans ses bras la plus belle des femmes, Paule ; et toujours dans l'aube aux rumeurs métalliques une voix doucement délirante murmurait en lui que le livre qu'il était en train d'écrire serait bon et que rien n'était plus important au monde.
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J'ai dit à voix haute: « J'ai un âge ! » Avant la guerre, j'étais trop jeune pour que les années me pèsent ; ensuite pendant cinq ans je me suis tout à fait oubliée. Je me retrouve pour apprendre que je suis condamnée : ma vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je l'entrevois au fond du miroir. Oh ! je suis encore une femme, je saigne encore chaque mois, rien n'est changé ; seulement maintenant, je sais. Je soulève mes cheveux : ces stries blanches, ce n'est plus une curiosité ni un signe : un commencement; ma tête va prendre, vivante, la couleur de mes os. Mon visage peut encore paraître lisse et dru, mais d'un instant à l'autre, le masque va s'effondrer, dénudant des yeux enrhumés de vieille femme. Les saisons se recommencent, les défaites se réparent : mais il n'y a aucun moyen d'arrêter ma décrépitude. « Il n'est même plus temps de m'inquiéter, pensais-je en me détournant de mon image. Il est trop tard même pour les regrets ; il n'y a qu'à continuer. »
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Je suis un intellectuel. Ça m’agace qu’on fasse de ce mot une insulte : les gens ont l’air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles.
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On ne peut pas toujours être modeste, on ne peut pas toujours être orgueilleux et dédaigner tous les signes ; si on passe le meilleur de ses journées à essayer de communiquer avec autrui, c’est qu’il compte, et on a besoin de savoir, par moments, qu’on a réussi à compter pour lui ; on a besoin d’instants de fête où le présent ramasse en soi tout le passé et triomphe de l’avenir…
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Rien ne m’était demandé : il suffisait que je sois juste ce que j’étais et un désir d’homme me changeait en une parfaite merveille. C’était tellement reposant que si le soleil s’était arrêté au milieu du ciel, j’aurais laissé couler l’éternité sans m’en apercevoir.
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Vidéo de Simone de Beauvoir
Vous connaissez Simone de Beauvoir, mais peut-être pas sa soeur Hélène. Pourtant, cette artiste peintre s'est elle aussi engagée pour la cause des femmes.
#feminisme #simonedebeauvoir #cultureprime
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Simone de Beauvoir

Comme beaucoup de femmes des années 40, Simone de Beauvoir a adopté un accessoire (ou une coiffure) qu'on lui a vu sa vie entière. Lequel ?

Un chapeau à voilette
Un turban
Un canotier

10 questions
237 lecteurs ont répondu
Thème : Simone de BeauvoirCréer un quiz sur ce livre

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