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Critique de oblo


oblo
25 février 2022
Critique écrite avant le déclenchement des opérations militaires en Ukraine.

L'Europe est-elle un continent mort ? La question peut paraître brutale, et même paradoxale, puisque l'Europe, comme un exemple presque isolé dans le monde, connaît une paix durable et une stabilité économique remarquable dans le monde depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. La paix, comme synonyme de mort tandis que la guerre, pourvoyeuse de mort, comme synonyme de vitalité, planent au-dessus de l'Europe comme des divinités. le quatrième roman d'Aurélien Bellanger prend ainsi pour thème de son exploration des mythologies contemporaines la construction européenne en tant que projet politique inédit et hybride. On retrouve la structure narrative habituelle des précédents romans, à savoir une construction à travers la mise en parallèle de deux histoires a priori distinctes, qui finissent par sa rejoindre dans un épilogue aux allures de cataclysme où la résolution passe par un épisode de violence physique, d'origine humaine ou naturelle. Comme pour les autres romans, également - on se souvient du Prince dans le Grand Paris, ou de Pascal Ertanger dans La théorie de l'information -, Aurélien Bellanger appuie sa narration sur des figures existantes ou qui, du moins, rappellent largement de véritables individus : ainsi un mélange de Limonov et d'Alain Soral pour le romancier karste Griff, et évidemment Bernard-Henri Lévy pour Quentin-Patrick Stern, le philosophe libéral et milliardaire. Et, comme pour ses autres romans, Aurélien Bellanger aime à nourrir - voire à gaver - ses pages de développements philosophiques, scientifiques ou techniques extrêmement pointus - ici, ce sont les mathématiques et la philosophie qui ont voix au(x) chapitre(s) - qui densifient considérablement le propos, le légitiment et l'intellectualisent, mais le complexifient aussi terriblement.

Le roman suit, tour à tour, les parcours de plusieurs personnages dont chacun dit quelque chose de l'Europe. Flavio est un jeune garçon qui vit près de Dourdan et qui pense être le fils d'une famille princière d'Europe ; Ida dirige l'une des plus grandes banques de Wall Street, la Venezia, dont les origines historiques remontent à la Venise médiévale des expéditions de Marco Polo et de Christophe Colomb. Ida, issue d'une grande lignée d'industriels, fait le rêve d'une indépendance pour sa principauté, le Karst, après en avoir rencontré et épousé le prince héritier, Jan. Autour de ce couple éminemment politique gravitent plusieurs personnages, qui s'opposent entre eux. D'abord, Quentin-Patrick Stern, philosophe mondain, milliardaire, libéral, habitué des plateaux médiatiques autant que des théâtres se guerre et qui a l'oreille des poètes et littérateurs autant que des hommes politiques. Son grand rival est Griff, dont la stature d'écrivain national du Karst lui sera conféré par le succès de son roman le nombre de Gorinski, qui devient par la suite le champion de l'Europe des nationalistes et identitaires. du côté de ses ascendants, Ida a partie liée avec la famille Spitz, grande pourvoyeuse d'emplois au Karst grâce à leur société industrielle éponyme spécialisée dans la mécanique de précision, de l'horlogerie aux super calculateurs. Ces personnages traversent quasi trente ans d'histoire européenne, depuis le mitan des années 1980 jusqu'à 2015, en passant évidemment par le traité de Maastricht et la constitution européenne de 2005, et bien évidemment par la guerre en Yougoslavie en 1992-1995.

L'Europe comme sujet d'un roman, les enjeux de la construction européenne comme problématiques et une question centrale qui déstabilise autant le lecteur que cette mythologie contemporaine : qu'est-ce que l'Europe ? L'Europe est une anomalie. Une anomalie géographique, d'abord, comme le rappellent les nombreux appendices du Nombre de Gorinski, écrit par Griff et qui est un énorme succès de librairie au niveau mondial. L'Europe est une péninsule de l'Asie, pleine de côtes déchiquetées, d'abers et de caps. Son tracé fractal possède une poésie esthétique, absente des côtes régulières du triangle indien, du rectangle arabique ou du demi-cercle chinois. Une anomalie historique, évidemment, puisque ce continent qui, selon toute logique, n'aurait dû être que la marge d'un empire plus large, contient autant de pays et de langues que n'importe quel autre continent. Une anomalie politique, enfin, que ce continent plein d'États-nations, tous jaloux les uns des autres, et qui prend le chemin d'une construction politique dont nul ne connaît le nom. L'ultime anomalie, sans doute, réside dans l'existence des principautés - Saint-Marin, le Liechtenstein, Andorre, Monaco ... -, ces micro-États interdits d'adhérer à la construction européenne mais qui apparaissent comme les preuves vivantes des errements et d'une certaine absurdité de l'histoire européenne. le Karst, créé par Aurélien Bellanger, s'inscrit donc dans une double tradition. D'une part, ce micro-Etat, que l'auteur place entre l'Autriche et la Slovénie, anciennement république de Yougoslavie, possède un secteur militaro-industriel phare avec l'entreprise Spitz et est promu comme une Suisse des Balkans, avec le Forum mathématico-économique mis en place par Jan et Ida. D'autre part, le Karst entre également dans une tradition littéraire, celle de la romance ruritanienne, et entre dans le Panthéon des Etats européens fictifs comme la Ruritanie ou la Syldavie. L'Europe est aussi un paradoxe. D'abord, il faut penser que ce continent, le plus petit, et encore, si on peut le considérer géographiquement comme un continent, ce qui n'a rien d'évident, a réussi à dominer le monde, notamment à travers les empires coloniaux. Héritière de cette histoire, l'Europe contemporaine se trouve ainsi coincée entre l'Amérique - et notamment les États-Unis -, sa créature devenue toute-puissante, et sa frontière orientale, symbolisée par la Russie, qui à la fois contient et symbolise la menace : après les Huns, Gengis Khan et Tamerlan, la Russie poutinienne fait planer son ombre sur la péninsule européenne. Dans le jeu géopolitique mondial, l'Europe apparaît également comme un paradoxe par le fait qu'elle est un agglomérat de nations. Si la construction européenne apparaît comme la chance de recréer un empire à l'échelle du continent, elle rencontre de vives résistances, comme le montre le personnage de Griff, symbole d'une Europe nationaliste.

Malgré cela, malgré les anomalies et les paradoxes, l'Europe serait le lieu de la liberté et de la vérité, que permettent toutes entières l'intuitionnisme. Cette théorie mathématique est avancée d'abord par Gorinski, vu dans le roman comme le génie mathématique karste. le père d'Ida, Joachim Spitz, en donna une matérialité remarquable - aux applications, hélas, parfois fort inhumaines - et développa sa propre réflexion dans des carnets dont la recherche constitue l'une des sous intrigues du roman (carnets finalement retrouvés par Flavio et publiés sous le nom de Fragments du gouffre). L'intuitionnisme avance que les objets mathématiques n'existent pas avant leur démonstration, et fait des mathématiques une construction intellectuelle purement humaine, avec sa propre logique et sa propre esthétique. Toute vérité doit pouvoir être ressentie, éprouvée, et non devinée ou soupçonnée, comme si elle était lointaine. Ainsi la vérité est-elle celle du temps présent, celle de l'état actuel du monde. Cette théorie libère l'homme d'une vérité universelle, quasi divine, qui dépasse l'homme et ses limites spatiales, temporelles et mentales. L'intuitionnisme ouvre la porte à un libre-arbitre absolu de l'homme, qui devient le souverain créateur de toute chose. L'intuitionnisme serait alors la théorie mathématique et philosophique européenne par excellence, proclamant la victoire totale de l'homme sur Dieu, et l'inutilité de celui-ci, et consacrant les mathématiques comme langage universel et le plus porteur de vérité pour l'Europe.

L'Europe démontre ainsi une vitalité extraordinaire, qui met en échec les prévisions pessimistes d'intellectuels américains qui, à l'image de Francis Fukuyama, prédisait au "continent de la douceur" la "fin de l'Histoire". La douceur comme absence de conflit, comme incapacité à supporter toute nouvelle guerre ; et pourtant, le conflit aux Balkans, entre 1992 et 1995, a prouvé très tôt l'incongruité de cette thèse. Car l'Europe, dit Quentin-Patrick Stern, ne peut se résumer à des traités de papier, qu'ils soient ceux de Westphalie ou de Maastricht. Elle est Europe car elle est une âme, ou pour le dire en des termes plus contemporains, elle est une civilisation, avec ses lieux sacrés, possiblement abandonnés des dieux pour lesquels ils ont été construits - dieux païens des antiquités grecques et romaines dans les temples doriques ou corinthiens, Dieu chrétien dans les églises et chapelles, et même les dieux celtes et germaniques dans les forêts druidiques - qui contiennent toujours le ferment de son âme. Pour autant, y a-t-il une âme européenne, ou bien l'Europe est-elle le creuset d'autres âmes, nationales, elles, allemande, portugaise, serbe, hongroise, et pourquoi pas flamande, catalane, padane ? La tension entre ces deux Europe - l'une, transnationale et l'autre, des nations - monte peu à peu : c'est l'opposition de Séguin en 1992, c'est la victoire du non en 2005, c'est enfin Griff et ses sbires, tronçonneuses en main, qui investissent les forêts et les chapelles, jusqu'à menacer la finance internationale et les meilleurs mathématiciens appliqués au Forum de Karstberg en 2015. Pourtant, nous prouvent Flavio et Olivier, le fils nationaliste de QPS, cette opposition ne suffit pas. Olivier, s'il représente bien cette mouvance identitaire (qui fait union, d'ailleurs, dans une sorte de paradoxe : une union des nationalistes, regroupés par l'amour de leur propre patrie, le rejet des autres, et la reconnaissance respectueuse pour chacun du droit d'aimer et de détester sur la seule base de la nationalité), se voit opposer Flavio, le fonctionnaire européen devenu le champion de la forêt hercynienne, immémorielle et, là encore paradoxalement, lieu des mémoires européennes.

D'autres paradoxes fleurissent encore dans le roman. L'Europe est un kaléidoscope, où chaque image se répercute sur un miroir voisin, ou peut-être est-elle une poupée gigogne, chacune de ses apparences en cachant une autre, plus petite et légèrement différente. A la croisée des idéologies, le continent européen voit s'affronter le libéralisme sauvage, la croyance en la libre circulation absolue, le culte des cultures nationales et séculaires, le désir de sécurité, la peur et l'attrait irrésistibles pour l'étranger, le grand tout et les petites choses, la démocratie idéale et le populisme ordinaire. QPS, en bon libéral, en citoyen du monde, en homme que la guerre effraie moins que les entartages publics, a horreur de l'idée de frontière, qui lui rappelle les limites que s'impose l'Europe. Il appelle de ses voeux une Europe sans frontière, plus unie, une Europe dont l'arme première serait l'économie et la seconde sa voix, politique et culturelle, et dont il serait, lui, le héraut, sans voir que cette Europe est pour le moment impossible. La preuve en est du destin de la Yougoslavie, partagée en plusieurs républiques hostiles les unes aux autres, et dont les marques de haine portent les noms funestes d'oustachis, de foibas, de Srebrenica ou de Jasenovac. Griff lui fait la leçon : lui a été un vrai Yougoslave, comme QPS aspire à être un vrai Européen - tel le professeur de Flavio qui aspire à l'être, avec un passeport européen plutôt que français - : sans nationalité, sans appartenance limitée, ami des Croates, des Serbes et des Bosniaques. Mais tout ceci a échoué. Griff ne croit plus à l'Europe unie, car il a vu, dans les caves, ou au milieu des décombres, le traitement que ses frères réservaient à d'autres de ses frères. Griff ne croit plus car il a accepté de plonger dans le coeur noir de cette idée. QPS croit encore, car tout en voyant les ruines et en entendant les balles siffler, il n'a pas vu les hommes.

Le continent de la douceur laisse une impression étrange. Est-ce un roman ? Est-ce un essai ? Tout comme l'Europe qu'il décrit, le roman est fait de ces paradoxes dont on aurait aimé que l'auteur tranche le noeud. de tous les romans d'Aurélien Bellanger, le continent de la douceur est peut-être celui où la narration est la mieux maîtrisée : en témoigne cette fin, crédible, dramatique sans être absurdement apocalyptique, mais où rien n'est totalement résolu. Il est vrai que l'Europe, ce grand projet politique dont nul ne connaît précisément le nom, n'est pas encore un chapitre clos de nos existences, au contraire du Minitel ou des grands projets autoroutiers. On ne fera pas le reproche de la documentation, de la solidité intellectuelle de l'oeuvre. Plutôt, c'est la dimension romanesque qui interroge. Les personnages sont avant tout des idées, des postures. Par exemple, Ida, clairement, symbolise la finance internationale qui s'impose au politique, qui fait le politique. Il est également étonnant que Flavio, censé être l'un des personnages principaux du roman, en disparaisse complètement pendant une longue partie. Ainsi le développement intellectuel prend le pas sur la narration ; en témoigne encore la quasi centaine de pages consacrée à l'intuitionnisme. Et si Bellanger manie avec brio l'art de la métaphore, c'est encore heureux, surtout pour un lecteur peu ou pas versé dans la philosophie ou les disputes mathématiques du début du vingtième siècle. Évidemment, le livre joue ici son rôle, d'ouvrir des portes et des mondes, des espaces de réflexion ; mais cela se fait, dans ce roman, au détriment de sa dimension romanesque, de son souffle. Et le lecteur, contemplant à la fin de sa lecture les innombrables pistes de réflexion ouvertes devant lui - se demande toujours : qu'est-ce que l'Europe ?
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